Alors que vient de s’achever la 71ème édition du festival de Cannes, Netflix n’en finit pas de révolutionner l’univers de la fiction filmée en s’affirmant toujours plus comme un acteur majeur de l’industrie du long-métrage. L’usager du métro parisien avait déjà pu en effet remarquer ces affiches d’un nouveau genre qui n’annonçaient plus ni la sortie ni la présence d’un film au cinéma... mais chez lui. C’est en effet par ce moyen de communication autrefois réservé aux productions cinématographiques du “grand écran” que Netflix, tout en reprenant aux affiches de film les codes graphiques et compositionnels, fait désormais la promotion de ses séries et films, invitant le public a venir non pas les retrouver dans une salle obscure mais dans son salon, sur son ordinateur ou sa tablette, ou même pour les plus mobiles, directement sur leur smartphone. Les affiches des séries Glow (2017) et Stranger Things (2017) ou des films The Coverfield Paradox (2018) et Annihilation (2018) pourraient être prises ainsi pour des annonces de productions cinématographiques, pour qui ne remarquerait pas les lettres rouges de la chaine américaine placée en bas de l’image.
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Cette prétention cinématographique fut confirmée l’an dernier par la présence de deux productions « netflixiennes », Okja et The Meyerowitz Stories dans la sélection des films en compétition. Cette année encore, le site de vidéo en ligne marqua son omniprésence sur la Croisette. Tout d’abord en boudant le festival qui mit en place cette année une nouvelle loi interdisant à tout film qui ne sortirait pas en salle de concourir. Si le géant américain du VOD n’est pas contre toute éventualité de diffuser ses films dans des salles, il refuse cependant de respecter les 36 mois réglementaires devant séparer la projection du film à Cannes de sa sortie officielle. Désireux de ne pas priver ses abonnés de l’accès instantané à ses productions, Netflix refusa ainsi cette année de concourir à Cannes.
Non content de snober un des plus prestigieux festivals de cinéma au monde, la plateforme de vidéos à la demande trouva par ailleurs cette année un ambassadeur de choix en la personne de Martin Scorsese. Le célèbre réalisateur américain et cinéphile averti déclara en effet dernièrement à l’occasion du film The Irishman produit par l’entreprise californienne : ”Il faut tirer profit de la technologie et des circonstances. Mais, le plus important : il faut continuer à faire des films."
Netflix marquerait-il dès lors les débuts d’une nouvelle ère du cinéma ? Si c’est le cas, ce basculement signerait la victoire de l’instantanéité et du domestique face à un cinéma dit « traditionnel » qui symbolisa depuis ses débuts un travail du temps et une certaine magie. En effet, au temps métré par la longueur de la bobine utilisée autrefois qui joue sur la structure même du film et de sa narration – on ne fait pas un court-métrage comme on réalise un long-métrage – s’ajoutait pour le spectateur celui de l’attente de la sortie en salle d’une œuvre dont il avait pu voir au préalable les bandes-annonces, puis celui du chemin qu’il devait parcourir pour se rendre au cinéma le plus proche, celui de la queue qu’il devait ensuite faire et pendant laquelle il pouvait, dans certains complexes, regarder les affiches et les photographies prises des autres films, et enfin celui précédant la projection même. Aujourd’hui, nul besoin de sortir de chez soi pour voir du « cinéma », il suffit de rester à la maison et d’allumer son ordinateur ou sa tablette. L’instantanéisation de ce cinéma 2.0 s’est ainsi accompagnée d’une domestication de l’expérience cinématographique. Pour preuve, le développement des systèmes de « Home cinéma » depuis une dizaine d’années. Mais cette domestication et cet effacement du temps ont un prix, celui d’un accès au film qui se banalise et d’une réelle expérience émotionnelle et sensorielle qui devient pure consommation.
Depuis quelques temps, le mastodonte du VOD multiplie à l’usage des jeunes abonnés les adaptations de films, d’animations et de dessins animés au format série. C’est ainsi que Dragons, les Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire, Spirit et Baby Boss ont donné naissance à de nouveau épisodes que le jeune peut à présent, grâce à la vision à la demande, visionner à tout moment au grés de ses envies. Certaines de ces re-productions se permettent même certaines libertés quant au script d’origine pour rendre le programme plus inoffensif et léger. C’est ainsi que le père de Harold, le personnage principal vit encore – alors qu’il succombe au cinéma dans le deuxième volet de la saga – et que le mustang sauvage Spirit est devenue le meilleur ami d’une jeune fille et fait partie d’une troupe d’autres chevaux, eux aussi fidèles compagnons d’autres enfants.
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A l’ère Netflix, le « cinéma » ne dérange plus. Il n’incommode plus le spectateur désireux de voir tout de suite et sans attendre ni souffrir de sortir de chez lui un film, et se plie à ses exigences comme à son confort, tant physique qu’émotionnel. Il ne l’oblige plus à quitter ses habitudes de vie et de pensée, mais s’invite directement à domicile pour devenir familier et quotidien. Si l’on s’évadait dans une salle obscure, on ne bouge pas de ses habitus avec ce cinéma à la demande.
Ainsi, le cinéma 2.0 qu’inaugure Netflix révèle une ambigüité propre à notre société hyperconnectée : un culte de la mobilité des données qui produit une immobilisation inédite du soi dans le chez-soi et le sur-mesure.