La tendance télévisuelle semble être aujourd’hui au clash. En témoignent les extraits d’émission qui pullulent sur internet et qui proposent à l’internaute des altercations violentes entre participants – comme ce fut le cas récemment entre le polémiste Eric Zemmour et Hapsatou Sy sur le plateau des Terriens du dimanche de Thierry Ardisson sur C8 - ou des coups de gueule d’un invité mollesté verbalement par un chroniqueur. Ce dernier ne semble alors avoir pour seule fonction et unique fin de faire sortir de ses gonds une personnalité poussée à bout. L’émission On N’est Pas Couché animée par Laurent Ruquier depuis 2006 fournit pour sa part à Youtube un nombre astronomique de vidéos. Elle semble s’être en effet fait une spécialité de ces joutes publiques et fait subir à un invité - jusqu’au clash tant attendu - les assaults d’un duo de chroniqueurs qui semblent concurrencer d’agressivité et de mépris. Le susdit invité, trop conscient de la popularité de ces arènes médiatiques doit alors accepter les règles d’une dictature du tacle, et si il en a les capacités, s’indigner pour s’assurer d’un effet buzz qui fera circuler ensuite l’altercation sur le web. Car ces moments plaisent. Bien plus, ils finissent par devenir le point d’orgue d’émissions qui, pour retarder la tombée en désuétude programmée de la télévision en direct espèrent, par ces moments forts, occuper l’espace internet et ainsi continuer à susciter de l’intérêt de la part de téléspectateurs plus que jamais détournés de leur tv par une foule grandissante d’autres écrans.
C’est ainsi que ces émissions entretiennent ces moments de tension afin de se garantir une visibilité sur le web. Des clashs qui en deviennent de véritables émissions dans l’émission et qui sont ensuite compilés par les internautes.
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Récemment, d’autres clashs ont connu une viralité folle sur les réseaux sociaux, comme celui ayant eu lieu entre le journaliste sportif Stéphane Guy et le consultant pour Canal + Laurent Paganelli lors d’un match opposant Marseille à Lyon.
D’autres, nés sur le web s’invitent d’une manière plus ou moins pathétique ou tragique dans le réel. Tel fut celui qui opposa les rappeurs Booba et Kais. Ces derniers après des mois de provocations et d’invectives sur les réseaux sociaux finirent par en passer aux mains et se rejoindre à l’aéroport Charles de Gaulle pour s’adonner l’été dernier à une rixe… qui produisit à son tour des vidéos qui circulèrent et firent le buzz sur le web. D’autres encore voient des victimes de cyberharcelement et de trolls sur la Toile se faire menacer et agresser dans la rue.
De façon plus légère, c’est sur un ring que se retrouvèrent les deux youtubers Logan Paul et Ksi fin aout dans une parodie de match de boxe qui eut au final pour seul but de faire parler d’eux. Mais n’est-ce pas la motivation première de tout clash aujourd’hui ?
Le succès qu’ils rencontrent témoigne alors d’une réelle fascination pour le conflit et la violence, que celle-ci soit réelle, simulée ou numérique. En témoignent ces vidéos amateur de bagarres ou de passages à tabac qui sont elles aussi nombreuses sur le web et multiplient les vues sur Youtube.
Mais cette passion est très loin d’être nouvelle. Pensons en effet aux combats de gladiateurs sous la Rome antique, aux tortures et décapitations publiques au Moyen-Âge ou encore, même si la violence y était factice, aux grandes heures du catch dans les années quatre-vingt-dix. Jusqu’aux moqueries et à la condescendance avec laquelle le clown blanc traite l’auguste dans le cirque traditionnel.
Notre engouement pour ces disputes, humiliations, bagarres et autres règlements de compte semble ainsi trahir un désir d’assouvir par procuration des pulsions qui seraient constitutives de notre humanité. La société aurait dès lors pour mission de fournir à ses citoyens des moyens d’expurger ces penchants qui, sans cela, risqueraient de se traduire en actes susceptibles de mettre en péril le « vivre-ensemble ».
Mais aujourd’hui, et contrairement aux spectacles morbides évoqués plus haut, nous vivons ces clashs via notre écran. Dès lors, la charge émotionnelle et empathique se trouve considérablement réduite. Ces personnes qui s’engueulent, s’insultent ou se frappent ne sont alors plus que des images que l’on arrête d’un simple effleurement de doigt. Bien plus, cette écranisation de la méchanceté a pour effet de faire de leur visionnage un simple loisir solitaire, débarrassé de toute catharsis. L’agression vue à la télévision ou sur Internet finit par ne plus effrayer, mais au contraire amuse et distrait. Elle ne prend plus « aux tripes », mais se consomme sans passion.
Le gout pour l’infâme n’est alors plus qu’un acte de voyeurisme, sans grandeur ni transcendance. Nous sommes dès lors très loin de cette laideur théorisée par Adolph Adorno ou Umberto Eco, mais baignons dans la fétidité de nos petits penchants pour le dérisoire et le glauque. Le clash devient pour nous le moyen de bousculer et de mettre du piquant dans une existence qui ennuie, débarrassée qu’elle est de tout absolu et des traditionnels vecteurs fédérateurs qui faisaient autrefois Nation et culture. La banalisation du vulgaire et du choc initiée par les mass media dès la fin des années cinquante arrive donc à son paroxysme et devient un show à regarder avachi sur son canapé.
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À moins qu’il ne découvre un autre visage de médias où le politiquement correct et l’auto-censure en lissent aujourd’hui les contenus. Le clash serait ainsi comme un grain de sable dans les rouages bien huilés de la télévision grand public. Une sorte de sabotage d’un univers dont nous ne pouvons plus nier l’artificialité et qui, du coup, lui rendrait une apparence humaine. À l’heure des applaudissements à la demande – savamment pilotés par des « ambianceurs » - et des fake news, le clash donnerait à ces émissions un gage de spontanéité et de vérité, une preuve qu’y est laissée une part de chaos propice à l’expression de pulsions trop souvent étouffées dans une société où règne plus que jamais le fantasme de la maitrise absolue – de soi et des autres.
Et si le clash n’était dès lors que le symptôme d’une humanité en mal de sensations et de sincérité ?
Bertrand Naivin