« La République, c’est moi », nous dit Jean-Luc Mélenchon avec fureur. Mais n’est-ce pas ce que nous disons tous et ne serait-ce pas là le principal problème de la République que cet évanouissement d’un « nous » républicain ? Une fois le roi décapité par la Révolution, il faut inventer quelque chose d’autre qui va fonder l’unité du Peuple. Si le père de droit divin ne règne plus, si les liens du sang se distendent et que l’ethnos disparaît, comment inventer la polis et fonder le demos ? C’est là qu’apparaît la République, cette idée d’autant plus sacrée (« ma personne st sacrée ») qu’elle est née de la mise à mort du sacré. Bien sûr la République fonctionne encore largement comme une monarchie, surtout la 5e, et il y a des monarchies, certes constitutionnelles, qui pourrait nous donner des leçons de démocratie, mais la France a bien prétendu apporter au monde cette idée fille de 1789 qui repose sur un paradoxe originel associant volonté générale et autonomies (une loi qui me soit propre) particulières.
Il faudrait bien sûr rapprocher République et Démocratie, même s’il existe des démocraties qui ne sont pas des républiques. À l’une la sacralisation de l’État, du bien commun, d’un ordre qui subsume chaque citoyen et chaque communauté, au service d’une loi supposée s’exercer au service de tous, à l’autre le débat, la liberté (de la presse, de conscience, etc.) de chaque individu face à l’État, le règne de la majorité, mais dans le respect de la minorité. Si les deux notions sont les deux faces de la même monnaie, elles suffisent à départager le monde politique outre-Atlantique. Et même chez nous la République est plus à droite, avec les tout neufs Républicains, tandis que le centre ou la gauche mettront davantage en avant ici la Démocratie chrétienne ou là la Social-démocratie. Mais République et démocratie ont besoin l’une de l’autre. Elles se présupposent, mais elles s’équilibrent aussi, comme la stabilité se conjugue avec le mouvement, l’ordre avec le progrès ou comme le désir de protection de la part de l’État se marie parfaitement dans les esprits français avec l’esprit critique qui s’exerce contre lui. Toute l’organisation politique en France s’est organisée sur ces deux pôles jusqu’au « en même temps » actuel qui a néanmoins lui aussi fait succéder à « En marche » une « République en marche ».
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Pourtant l’idée vacille. On présente de plus en plus la République comme une peau de chagrin qui rétrécirait, particulièrement à l’école, mais aussi au sein de certains territoires qui seraient perdues pour elle. La faute à la montée de l’individualisme qui mettrait à mal le bien commun – mais la République n’est-elle pas née de l’égalité en droit de tous les citoyens, creuset de l’avènement d’une société des individus - ; la faute au multiculturalisme qui la rongerait de l’intérieur – mais n’avait-elle pas justement une vocation à l’universel capable de transcender les différences religieuses ou culturelles pour donner à chacun une place, par-delà la lutte des classes ou les guerres de religion ; la faute à la montée de l’illibéralisme populiste qui ne conserve de la démocratie que l’élection pour mieux asseoir l’autorité du chef, se passant de contre-pouvoirs et d’institutions – mais c’est encore la République qui a proposé au Peuple de s’emparer du pouvoir à son profit. Au-delà de ces paradoxes fondateurs, la République, qui naguère accolée à la Nation était capable de susciter des Valmy, s’est confrontée à la mondialisation ou la réponse européenne qui lui a été faite, qui ont rongé le pouvoir de l’État sur laquelle elle fondait son prestige, des bancs de l’école aux tranchées des soldats. Alors ce mélange de vertus publiques romaines et d’intelligence politique grecque est-il condamné par l’histoire ? Est-ce le chant du cygne d’un modèle d’État et de société rendu caduc ? La République ne peut continuer à vivre que si elle assume complètement ses tensions. Fondamentalement née du désir d’affranchir l’individu des tutelles qui pesait sur lui tout en préservant une unité qu’elle a pourtant mise à bas, la République ne peut que continuer sur sa lancée, dans la tension entre quête d’égalité, formelle certes, mais aussi des chances et des places, seul moyen de tendre réellement à l’Un (« une et indivisible ») et liberté, qui tend au multiple et rend justice au désir de chacun de s’affirmer dans son être.
La République pourra être libérale (au meilleur sens du terme) autant que la démocratie s’affirmera comme sociale comme l’individu trouvera en lui le ressources de son épanouissement autant que la société ne l’abandonnera pas à lui-même. La résolution n’est donc ni dans une sclérose qui ferait paradoxalement paraître la République comme une sorte d’ancien régime, qui gommerait chacun au profit d’un tout pour restaurer une autorité perdue, ni dans un éparpillement sans fin des individus ou des groupes en défense de leurs intérêts particuliers, selon la loi du seul marché, mais dans la constante évolution d’une société civile active face à un État régulateur, prolongeant sous de nouvelles formes l’action collective, comme l’on inventa les associations ou les syndicats, ou refondant un social partagé, comme on le fit avec l’école et la laïcité, en allant plus loin dans les logiques d’auto-organisation, plus horizontales que verticales, rendue possibles aussi par la révolution numérique. Il faut assumer pleinement que la République n’est pas transcendante, mais chose humaine, fragile donc, et même périssable, et que c’est cela qui fait qu’elle mérite qu’on la défende, sans tomber dans le procès trop simple qui opposerait une fois de plus, sur l’antienne du déclin, l’individu au collectif (alors que le b.a.-ba de la sociologie nous indique que ces deux concepts ne peuvent être que dialectiques). Il faut au contraire que la République affirme la suprématie, non pas du seul individu, ramené alors à son égoïsme ou à ses passions, mais de l’individualisme qui fait de moi, mais aussi de chacun des autres (« moi-même comme un autre » disait Ricœur) une valeur suprême, comme l’est peut-être un policier stoïque en service face à un député à la colère sans mesure.