ÉPISODE 1
De la violence : de l’inné ou de l’acquis ?
Il existe évidemment de multiples formes et expressions de la violence, violences physiques contre les biens ou les personnes (les guerres, les matchs de foot avec les affrontements de supporteurs et hooligans), tentatives de destructions verticales, allant du passage à tabac au meurtre, en passant par la « violence routière » (18.000 tués en 1972, 3500 en 2016, chiffres qui démontrent bien que des mesures politiques ont le pouvoir de faire changer les choses). La violence, ce sont les femmes qui meurent sous les coups d’un homme, en France, une tous les trois jours, (78 meurtres de femmes pour le seul Russe Mikhaïl Popkov, « tueur en série sanguinaire la nuit, papa modèle le jour » !
Mais la violence symbolique, c’est aussi d’apprendre, en plein mouvement des gilets jaunes, lesquels n’en peuvent plus de payer à chaque fois quelques centimes de taxes supplémentaires sur leur essence, que l’Élysée fait remplacer la moquette de la salle des fêtes pour la somme de... trois cents mille euros ! C’est le Président Macron qui conseille à un chômeur de traverser la rue pour trouver un emploi ! C’est aussi tel ministre qui prend à grands frais un avion privé pour se rendre dans sa ville située à 200 km de Paris alors qu’il aurait pu prendre, à la manière des édiles scandinaves, le train. Comme tout le monde, sans privilèges, avec le souci des économies. Un mépris insupportable ! La violence symbolique, ce sont les salaires faramineux des grands patrons – agrémentés de parachutes dorés – alors qu’ils ont envoyé leur entreprise dans le mur, voire à la faillite. C’est Ford qui verse à ses actionnaires des dividendes à deux chiffres et qui délocalise, ferme du jour au lendemain une usine en France en refusant toute proposition de reprise. Comment alors ne pas comprendre une colère qui tourne parfois à certaines violences ?
Mais la violence c’est aussi la violence à « bas bruit » d’un quotidien ordinaire, symbolique et relationnelle, par exemple la violence de la personne qui reste tranquillement assise dans le métro alors qu’une femme enceinte ou une personne âgée plante debout devant elle - et alors que le plaisir de céder sa place est en théorie, pour les personnes normalement constituées, supérieur au plaisir de rester assis (une B.A. disait-on autrefois, au moins une Bonne Action à faire par jour !) ; par exemple, la petite violence ordinaire de la personne à qui vous cédez le passage et qui ne vous gratifie ni d’un « Pardon, merci », ni d’un sourire, pas même parfois d’un regard, et qui vous envoie du coup un message du genre « Pauvre cloche, tu me laisses passer parce que tu reconnais, admets, que je suis de la race des seigneurs et que toi tu es né « moujik », quantité négligeable, « freak », minable. Certes, objectera-t-on, les incivilités ne constituent pas strictement des violences ; mais lorsqu’elles sont accumulées quotidiennement, elles relèvent manifestement d’un mépris, voire d’un déni, et sont ressenties comme telles.
Notre propos ne sera toutefois pas ici de disserter sur l’histoire de la violence, elle remonte à la nuit des temps, et elle a été de toutes les époques et présentes dans toutes les classes sociales. Ce ne sera pas non plus de savoir si un interdit ou une interdiction relèvent de la violence. Ce sera encore moins de rentrer dans un débat sur la bioéthique avec Peter Sloterdijk, ce philosophe allemand qui créa un scandale il y a quelques années en proposant que les démocraties éclairées s’accordent sur le périmètre des interventions acceptables à pratiquer sur le génome humain. Et de plaider, dans la foulée, pour qu’on en profite pour supprimer le « gène de la violence », afin, écrivait-il, que l’homme se libère définitivement de sa sujétion, de son assignation, de son esclavage même à ses pulsions violentes. Pour lui, la seule et longue liste des holocaustes et génocides du 20ème siècle, l’élimination des juifs et des tsiganes par les nazis, des Tutsis par les Hutus (un million de morts tués à la machette en quelques jours), suffit à démontrer qu’il n’y a pas dans « la communication » humaine un fondement « éthique », qu’il n’y a pas une « raison communicante, comme le professe son maître Jurgen Habermas, mais que, quand un homme va vers un autre homme, c’est, ad minima, pour « l’adjectiver », le soumettre, l’esclavagiser, ou, pire, l’éliminer, le tuer. CQFD.
Il ne s’agira pas non plus de disserter sur la non-violence de Gandhi, sur la phrase de Jean-Paul Sartre « on a raison de se révolter » (autrement dit la violence de la révolte participe d’un mouvement rationnel et pas seulement pulsionnel ou émotionnel) ; ni d’essayer d’imaginer ce que serait devenue la France occupée par les nazis si les résistants n’avaient pas été capables de violence. En France, il n’y a pas que des moutons prêts à se faire tondre.
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Un match inégal entre famille/école et media/nouveaux media
Non, notre propos est de nous interroger ici sur les raisons pour lesquelles les règles du vivre-ensemble ont si mal tourné en France ces cinq dernières décennies, d’essayer de comprendre par quelle mécanique systémique la violence s’impose trop souvent comme LE nouveau langage, comme la réponse privilégiée par beaucoup lors de conflits ou crises ; et disons-le tout net, ce sera de pointer – du doigt – le couple du politique et du médiatique qui – là – s’entendent à merveille pour passer sous silence, à la trappe même, leur responsabilité dans la montée de ce nouveau modèle de socialisation.
Un rappel : ce que les sociologues de l’École de Chicago appellent « socialisation » c’est la façon dont les individus intègrent les normes, les valeurs, les codes, les comportements, les connaissances de la société dans laquelle ils vivent, un processus permanent par lequel le « soi » se constitue par interaction avec autrui. Globalement, et même si originer un phénomène est toujours une tâche délicate, discutable, contestable, jusque dans les années 60-70, cette socialisation s’opérait essentiellement par le couple famille-école. Ces deux instances, qui veillaient à être en cohérence, à tirer la charrue dans le même sens pour labourer la terre de France et faire germer de la bonne graine, se relayaient pour faire passer des messages éducatifs simples, compréhensibles et directs, des messages de morale républicaine, que chaque matin les élèves découvraient lorsque le maître ouvrait le tableau triptyque pour un commentaire de ce qui était bien et de ce qui était mal, ou que les enfants recevaient quand leurs parents leur faisaient « la morale ». En ces temps-là, user de violences – même pour se défendre - était un acte « anti-social », sanctionné par les parents et par les enseignants. Ne pas se comporter de façon civile, «gentiment », était condamnable. Et tout le monde était à peu près d’accord là-dessus, au point que la plupart des parents n’hésitait pas, parfois, à doubler la peine quand l’enseignant donnait une punition à l’élève. Aujourd’hui, on entend de plus en plus de parents inciter leurs enfants à ne pas se laisser faire en répliquant par l’usage de la violence. Et certains adultes, y compris parmi les intellectuels, n’hésitent pas à cautionner des violences quand elles sont, selon eux, une réponse légitime à une oppression considérée comme une violence de classe. Qu’est-ce qui a donc changé en France pour justifier ce renversement de situation ? La réponse est évidemment complexe et multi-factorielle ; mais parmi ces facteurs, l’un est curieusement toujours passé sous silence, comme si on cherchait à fuir, à s’exonérer de ses responsabilités pour pouvoir continuer son petit commerce lucratif comme par le passé, sans jamais se remettre en cause et assumer une part de responsabilité dans cette « montée de la violence ». En effet, jusque dans les années 70, « la » télévision, l’ORTF, le service public, contrôlé par le Ministère de l’Information, diffusait des œuvres dites « édifiantes », des œuvres le plus souvent issues du grand répertoire de la culture française (Les Misérables, Les Trois Mousquetaires, Les Mystères de Paris, etc.), des œuvres où la morale était claire, sans ambiguïté, des œuvres qui ne baignaient pas dans un relativisme sirupeux et incompréhensible, de type, « la violence, ce n’est pas bien mais ça peut être parfois utile ». Une injonction paradoxale (« double-bind ») typique. Non, la télévision donnait à voir, de façon équilibrée, des films sentimentaux, d’amour, (du genre Angélique, Marquise des Anges) et des films d’action (Le Capitan), ou bien encore des films de guerre où régnait parfois une certaine forme de violence, mais une violence souvent suggérée en coulisses, à l’instar du théâtre antique, un théâtre où on ne représentait jamais sur le plateau des scènes de meurtres ou des scènes violentes. On n’étalait pas avec un plaisir malsain le corps des victimes tuées, martyrisées, déchiquetées, souffrantes.
« C’est la faute à la télé ?»
Marshall Mac Luhan, le « penseur des media » a sans doute été le premier à dénoncer l’emprise des forces de l’argent et du pouvoir sur le fonctionnement des media, à dénoncer également les dangers d’un abus de consommation de télévision pour le développement de l’enfant, à craindre l’utilisation des media dans une logique de terreur. Au fond 1984 de George Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.
On sait toutefois, depuis la polémique entre le courant critique emmené par l’École de Francfort (Adorno, Marcuse, Horkheimer, Habermas), et le courant empirique (représenté par Paul Lazarsfeld et Eluhi Katz), que les effets des media sont discutables et discutés, voire âprement disputés. Pour les premiers, (le courant critique), les media agissent d’une façon directe et puissante en pratiquant une forme de lavage de cerveaux, de lobotomisation des masses, de matraquage-décervelage des individus, des groupes et des sociétés, le modèle ultime étant la propagande nazie de Goebbels décrit par Victor Tchakhotine dans Le viol des foules par la propagande politique, essai paru en 1939. En revanche, pour les seconds, (le courant empirique), il convient de relativiser la toute-puissance des media, lesquels ont des effets indirects et limités. Il faut, selon eux, pour qu’un message atteigne sa cible et se transforme en actes (un bulletin de vote, un acte d’achat ou un pavé sur les forces de l’ordre), qu’un certain nombre de conditions soient présentes, notamment un relai par un leader d’opinion. Ce manichéisme rend du coup les choses simples : d’un côté, certains accusent les media d’être des agents oppressifs et complices du capitalisme, pire, du lobby militaro-industriel, et ce en dépit des mille journalistes tués ou assassinés dans le monde en quinze ans ; de l’autre côté, les journalistes et patrons de presse se défendent en répliquant qu’ils se contentent d’informer un public libre de penser et d’agir et qu’ils n’ont aucune responsabilité dans les passages à l’acte. On pourra même entendre l’argument selon lequel une over-dose de violence conduira à de l’indigestion et à du renoncement, à l’instar des anti-dotes de violence extrême administrés à des jeunes hyper-violents dans Oranges mécaniques de Stanley Kubrick. Ainsi, faire ingurgiter de la violence à haute dose à des individus violents, finirait par créer une contre-réaction, une envie irrépressible de vomir la violence. A démontrer. Ce qui n’a jamais été fait.
En revanche, ce que l’on sait expérimentalement en matière de réaction, depuis les travaux sur les souris du professeur Henri Laborit, c’est que quand on fait passer un stress, un courant électrique dans les pattes de souris enfermées dans une cage (comprendre, à des personnes), elles cherchent dans un premier temps à s’enfuir, puis, devant l’impossibilité de le faire, elles se battent entre elles (un peu comme les bandes de banlieues qui s’affrontent entre elles au lieu d’aller « casser » du bourgeois) ; et in fine , constatant que cela ne fait pas cesser le courant électrique dans les pattes, elles finissent par tomber en inhibition de l’action, par se terrer dans un coin en acceptant leur triste sort, la violence qui leur est faite. Au fond, la phase violente est une phase réjouissante puisqu’il y a encore l’espoir de ne pas se soumettre à cette violence venue (pour les souris) de nulle part, de Big Brother peut-être.
L’idée que l’on puisse manipuler les gens s'appuie essentiellement sur les travaux théoriques de Pavlov et Skinner dans le domaine des réflexes conditionnés : un stimulus appelle toujours une réponse, un même stimulus appelle toujours la même réponse : le chien de Pavlov qui salive même quand on fait disparaître l’os mais qu’on conserve la musique de la clochette associée à la récompense. Le débat, toujours actuel, est donc la question de savoir si les médias ont une action puissante et directe sur les citoyens ou indirecte et limitée, et dans ce cas, savoir si nous sommes capables de leur résister, voire de les « manipuler » à notre tour ? Et au-delà, il s’agit bien sûr de savoir si les media dépassent toutes les autres formes d'autorité et conditionnent le destin des démocraties.
Le contexte socio-culturel du récepteur
Ainsi donc, si on reste dans le sillage des travaux de Paul Lazarsfeld, on peut avancer que les media ont sans doute un effet indirect et limité. Mais, attention, seulement, et seulement quand, leur action se situe dans un contexte où l’individu a les moyens de réfléchir, de mettre à distance les choses, vit dans un contexte bienveillant, où la confiance mutuelle règne, un monde apaisé, dépassionné et « riche » en débats respectueux. Mais dès lors que les media (actualités, films) s’adressent à des individus fragiles, par exemple des enfants ou adolescents en déscolarisation vivant dans des familles désunies où la loi, l’interdit, ne se font plus respecter, par exemple encore chez des jeunes gens dont l’estime de soi est au plus bas, les effets de ces mêmes actualités et films sont dévastateurs car ils ne sont jamais thématisés, mis à distance par la parole d’un adulte. Car en effet, il n’existe pas de paratonnerre à émotions dans les foyers et quand des images violentes sont diffusées sur les écrans – les horreurs de Dexter, d’Hannibal, les lapidations de femmes dans un stade de Kaboul, les corps qui se jettent par les fenêtres des Twin Tours de New-York, les décapitations des victimes de Daesh, etc., ce sont à chaque fois des électro-chocs qui finissent par mithridatiser les individus, les insensibliser et finalement leur faire perdre le sens du sentiment tragique de l’existence et de son corollaire, le respect de la vie. Le gang des barbares de Youssouf Fofana torture des jours durant le jeune Ilan Halimi, de confession juive, parce que, sans doute, ils ne font plus la distinction entre la vraie vie et la virtualité et la fiction de leurs jeux vidéo ou des films hyper-violents dont on les abreuve. Régis Debray explique que ce manque croissant de dramaturgie téléologique et de distance critique de nos chaînes de télévision a pour conséquence la baisse d'attention dramatique, laquelle ôte toute signification à la mort, et précisément quand les images morbides prolifèrent. Au fond, la violence est systémique et ce qui est malade, et à soigner, c’est bien le lien, et non tel ou tel individu, c’est « the pattern which connects », « la structure qui relie ». Il n’est de pathologie, et la violence est une pathologie, que du lien. Depuis Durkheim et son travail sur le suicide, on sait que les suicides (une violence retournée contre soi-même) mais aussi les actes violents de déviants sont le fait de lieux où le lien se délite. Il y avait plus de suicides autrefois en ville qu’à la campagne, précisément parce qu’à la campagne, quand la grange brûlait, on avait besoin de ses voisins pour aider à éteindre l’incendie, et il n’y avait pas de téléphone pour appeler les pompiers. Cette solidarité, ce contrôle social « en rond », permettait une société de surveillance mutuelle. De nos jours la donne a changé : on se suicide davantage à la campagne qu’en ville, car ce qui faisait la spécificité des villes, c’est-à-dire une forme d’anonymat, chacun chez soi/chacun pour soi, est en train de changer peu à peu ; en revanche, à la campagne, dans « les territoires » la désepérance se vit dans la solitude de sa maison, au coin du feu... Quand on a les moyens d’acheter du bois pour mettre dans la cheminée. On le sait, il y a également moins de suicides ou d’exactions de déviants chez les croyants de religions très prescriptives, très préoccupées du quotidien de leurs fidèles (prières quotidiennes, rituels, cérémoniels) que chez les athées. Il y a plus de violences dans les quartiers déshérités que dans les quartiers riches. C’est un enchaînement systémique. La violence ne sort pas de nulle part, elle est produite par les interactions d’une société extrêmement conflictuelle comme en témoignent aussi les torrents d’insultes et de menaces dans le cloaque d’Internet et des réseaux sociaux.
On peut donc s’accorder sans doute sur le fait que le pouvoir d'incitation des media est réel et qu’il reste faible, sauf quand les conditions de réception ne permettent pas de métacommuniquer, de mettre à distance le contenu du message lui même. Le poison de la violence est instillée à doses quotidiennes et il s’installe comme seul antidote à la violence d’état.
Les media participent de plus en plus à ce processus de socialisation et entrent véritablement en concurrence avec la Famille et l’École, provoquant ainsi une interférence des médias avec le contexte socio-culturel du récepteur. Et les modèles de comportements, les valeurs, les normes, les codes, « vus à la télé » restent en force 8 ou 9 sur l’échelle de Richter de la violence. Les séries ne sont pas en reste, y compris quand elles sont excellentes, Prison break, Handmaids’tale, Soprano, Engrenages, etc. La question est donc de savoir quelle est la part entre l’influence des moyens de communication et celle de la société en général dans la montée, la généralisation, de la violence.
Demain Laruchemedia.com publie la suite et fin de la Tribune de Francis Yaiche