Le titre étonne, surprend, interroge. Il paraît même oxymorique, tant Roubaix, ancienne ville industrielle du Nord est loin d’évoquer cette lumière justement. Une perception qui se confirme tout au long du film alors que s’accumulent misère humaine, chômage, lieux délabrés, insécurité, petits trafics, le tout dans une atmosphère morne et froide. Le sujet lui-même du nouvel opus d’Arnaud Desplechin ne brille pas, justement, par sa légèreté. Le réalisateur français, originaire de cette ville a en effet choisi de porter à l’écran un fait divers survenu en 2002 qui vit Micheline Demesmaeker, une octogénaire assassinée par deux jeunes femmes dont le seul motif fut le vol d’objets sans grande valeur.
C’est alors que le fait divers se meut en fait d’hiver. L’hiver du monde, de la vie, de la société. L’hiver aussi de la beauté et de la puissance. Ce film peut alors être vu comme une vanité contemporaine, une actualisation de ces peintures qui au XVIIIe siècle montraient la luxuriance de fleurs et la magnificence de fruits et légumes parfois exotiques pour mieux en souligner l’éphémérité et leur décrépitude à venir.
Dans ce Roubaix, on meurt pour rien. Pour une télévision et des produits ménagers. Dans ce Roubaix, on passe ses journées à boire et à zoner dans des rues sans lumière et aux murs décrépis. Dans ce Roubaix, les jeunes filles fuguent et vont se prostituer en Belgique. Dans ce Roubaix on n’espère plus, on subit et on supporte. Dans ce Roubaix, les enquêtes, les flics et les assassins n’ont rien de haletant, d’héroïque, de cruel. Dans ce Roubaix, les ressorts habituels des films policiers sont affadis au profit d’une banalité grise et sans grandeur.
Dans ce Roubaix également, une star glamour du cinéma français comme Léa Seydoux y apparaît blafarde et commune. Aucune place pour le sex appeal. Aucune place pour le sexe non plus. Juste pour le lent et dérisoire enchainement de jours qui ressembleront fatalement aux précédents, enfonçant leurs acteurs dans une misère toujours plus grande. Mais sans drame ni tragédie. Juste l’implacable persistance du désespoir.
Dans ce film, nous assistons donc à l’inexorable extinction de la lumière. Et ce dans une ville elle-même déchue. Autrefois haut et cossu fief de la bourgeoisie industrielle du Nord, elle y est dépeinte comme une étoile éteinte, avançant péniblement dans un siècle « bling bling » et un présent avide de gloire et de plaisirs.
Autre lumière disparue, celle que cherche le jeune lieutenant Louis Coterelle joué par Antoine Reinartz, dont la foi catholique se butte à l’obscurité du mensonge et du déni des suspects.
Mais dans cet univers tout en demi-teinte, une seule véritable lumière demeure. Et c’est l’acteur Roschdy Zem qui l’incarne. Tout d’abord par son jeu qui impressionne et remplit de sa justesse et de sa douceur admirables. Celle également de son personnage qui illumine quant à lui cette cité par son humanité, sa gentillesse et sa réelle bienveillance. Il irradie ainsi d’une socialité qu’il porte et entretient par sa proximité avec les habitants d’une ville où il a grandi et qu’il se refuse de quitter, quitte à se séparer de sa famille repartie en Algérie. Un rôle que l’acteur a façonné en suivant des policiers de Roubaix dont il louera par la suite l’extrême humanité.
Dès lors, il se pourrait bien que le commissaire Daoud puisse se révéler au final être comme un double du réalisateur lui-même. Ce dernier a en effet souvent répété au cours des entretiens qui ont suivi la sortie du film qu’étant natif de cette ville, il ne pouvait s’empêcher d’y revenir, comme en proie à une sorte de sortilège autant sentimental qu’esthétique et cinématographique. Nous retrouvons cette affection sans complaisance dans le personnage principal de son film qui comme lui, n’arrive pas à se défaire de cette ville, pareille à une star (« étoile » en anglais) qui fascine, brille et guide toujours malgré son extinction.
Le réalisateur a voulu aussi montrer sans maquillage le quotidien d’une brigade. Les policiers s’activent devant nous et la camera les emboîtent pour une danse lente. Une enquête... c’est des heures de recherche, de réflexion, de tergiversation. Aux aguets, ces hommes de terrains font leur métier sans les moyens alloués. C’est chorégraphie pose le film au plus près du style documentaire et nous rappelle les tensions sociales récentes qui ont marqué le pays. Un réalisme qui laisse coi. Le spectateur est embarqué. Saisi.
Si donc ce film donne à voir toute la bassesse et le sordide d’une contemporanéité entièrement guidée par l’appât du gain – même dérisoire – et minée par l’absence d’empathie, d’espoir et de valeurs, il célèbre également l’humanité qui malgré tout résiste, et dont seule la douceur et la clairvoyance saura, en tout cas nous l’espérons, redonner la vue à des miséreux aveuglés par une vie sans horizon ni à-venir.
La lumière que célèbre ce film est donc celle de l’Humain qui n’abandonne pas et ne fuit pas le froid ni la nuit pour le soleil, mais tisse et retisse, revenant sans cesse sur le métier les liens humains et les sentiments. Magistralement, Arnaud Desplechin remet de la foi et de la loi dans une ville et un monde dont il ne désespère pas que les hommes puissent à nouveau l’ « habiter », et ce faisant, retrouver figure humaine.