Nathalie Heinich publie "Oser l'Universalisme : contre le communautarisme" (Le Bord De l'eau). En trois parties - l’Identitarisme, le Néo-féminisme et les Nouvelles censures - la sociologue nous invite à penser l'universalisme. Une valeur bousculée et qui doit faire face à une société en mouvement perpétuelle.
Dans "Oser l'universalisme contre le communautarisme" vous donnez les définitions des mots "universalisme", "valeur", "identitarisme", "nouvelle censure" et "néo-féminisme". Définir, est-ce prendre du recul pour ne pas se laisser influencer par la polémique du jour ?
L'on ne peut pas penser sans définir les termes que l'on utilise. C'est le premier travail d'un chercheur que de produire des définitions précises, qui permettent de faire consensus et donc de dialoguer et de débattre. Certes, ce livre n'est pas un ouvrage de sociologie, puisqu'il réunit des articles d'intervention sur des sujets d'actualité ; mais dans ces articles j'ai essayé d'utiliser mes compétences de sociologue pour fournir des outils intellectuels permettant au moins d'éviter les contre-sens et les malentendus. N'est-ce pas le minimum qu'on se doive à soi-même, et à ses lecteurs, lorsqu'on est payé pour penser?
Toujours le sens des mots : quel regard portez-vous sur les néologismes tels que "racisé", "blanchité", "racisation" ?
"Racisé" signifie discriminé en raison de sa race, et "racisation" signifie discrimination raciale. Ces mots me gênent pour deux raisons : d'une part, ils banalisent un terme qui a beaucoup servi aux racistes (ce pourquoi je préfère parler d'"appartenance ethnique" ou de "couleur de peau", selon) ; d'autre part, ils sont très utilisés aujourd'hui par des partisans de l'"identitarisme", qui prétendent réduire les individus, quels que soient les contextes, à une identité essentialisée, et à un statut de victime, dans lequel ceux qu'il s'agirait d'aider à lutter contre les discriminations se retrouvent enfermés (il en va de même pour le sexe, rebaptisé "genre" pour suivre une mode anglo-américaine). C'est ce qu'on appelle le mouvement "woke", qui est en train de coloniser le monde universitaire et le monde culturel en Europe, après avoir fait des ravages aux États-Unis.
Quant au mot "blanchité", il relève lui aussi d'un enfermement autoritaire des individus dans leur couleur de peau, en y ajoutant une bonne dose de culpabilisation : les blancs seraient coupables d'être des dominants, forcément fauteurs de discrimination et de colonialisme. C'est une insulte à la liberté individuelle : j'ai, pour ma part, toujours été anti-raciste (ainsi d'ailleurs que féministe), et je ne me reconnais évidemment pas dans cette accusation délirante. Et c'est aussi, typiquement, un terme raciste, puisqu'il stigmatise une catégorie de personnes en raison de leur couleur de peau. Je trouve désolant que des victimes du racisme s'abaissent à utiliser celui-ci en croyant se venger - ou venger leurs ancêtres.
Vous indiquez que "l'importation d'une certaine mentalité académique américaine" est forte sur notre territoire. Pourquoi sommes-nous si perméables aux théories venant des États-Unis alors que notre histoire est tout autre ?
C'est en partie un effet de mode - l'Amérique, ça fait chic - et aussi l'effet de ce pouvoir extraordinaire que confère la culpabilisation d'autrui, l'emprise par l'accusation et par la plainte (on nomme là-bas "grievance studies" toutes ces nouvelles disciplines centrées sur la plainte des minorités opprimées - on pourrait traduire le terme par "études geignardes"). Quand quelqu'un réalise qu'il peut exercer un pouvoir très facilement, en culpabilisant un individu au nom de son appartenance à un groupe (alors que celui-ci n'y peut rien), il est tentant d'imiter le phénomène - on le voit très bien d'ailleurs dans les cours d'écoles. Mais ceux qui importent telles quelles les méthodes de culpabilisation à l'américaine, héritées d'ailleurs d'une longue tradition religieuse, ne voient pas que, comme vous le dites, notre histoire est tout autre : d'une part, nous avons des lois pour encadrer la liberté d'expression, alors qu'aux États-Unis ce sont les mobilisations citoyennes qui se chargent de la censure (d'où la "cancel culture"); et d'autre part, nous avons une tradition universaliste qui permet de faire barrage à la tentation communautariste. D'où mon insistance sur ce thème dans mon livre.
Une échéance électorale de taille se prépare. Vous vous dites de gauche. Comment être encore de gauche en 2022 sans se laisser absorber par l'extrême gauche ?
Tout simplement en ayant en tête l'histoire des gauches en France. Car contrairement à ce que prétendent ceux qui se réclament du camp "progressiste", en assimilant celui-ci exclusivement à l'extrême-gauche, à l'obsession des discriminations, à la culpabilisation compulsive des "dominants", et à la réduction de tout un chacun à une "identité" collective essentialisée (bref, à ce qu'on nomme aujourd'hui le mouvement "woke"), il existe une très ancienne et importante tendance de la gauche, qui elle aussi se réclame du progrès et de la lutte contre les inégalités mais qui met en avant l'idéal républicain et laïque, privilégiant la liberté de conscience, l'allocation de droits civiques aux individus indépendamment de toute appartenance communautaire et, corrélativement, le souci du bien commun avant celui des revendications séparatistes.
Cette gauche républicaine et social-démocrate existe, et devrait relever la tête face aux dérapages de la gauche radicale, qui sont en train de ruiner les chances électorales de la gauche au prochain scrutin. Ce qui confirme un diagnostic que je posais déjà il y a une quinzaine d'années : le radicalisme, qu'est-ce d'autre qu'une forme sophistiquée de la bêtise ?