Les moutons de la pensée - Nouveaux conformismes idéologiques (Cerf) est le dernier ouvrage de Jean Szlamowicz. L'auteur revient sur ces notions importées qui inondent nos conversations et donnent un visage nouveau à la France. Intersectionnalité, patriarcat, blanchité, décolonialisme, genre, queerisation, micro-agression, appropriation culturelle, transphobie... Nous l’avons rencontré pour en savoir plus :
Qu'est-ce qui a motivé l'écriture de votre dernier ouvrage Les Moutons de la pensée ?
Beaucoup de gens sont submergés par la déferlante des nouveaux mots qui prétendent soudain expliquer notre société : inclusion, intersectionnalité, patriarcat, racisation… Le caractère savant de ces mots leur confère une aura de scientificité, comme s’ils renvoyaient à des faits établis alors qu’il s’agit de termes douteux qui trahissent un parti pris et une vision du monde particulière. Comme ces termes ont tendance à s’imposer par l’intimidation, en culpabilisant ceux qui ne les adoptent pas, il m’a semblé nécessaire de proposer une synthèse qui examine leurs fondements et leur logique. Dans la réalité, on s’aperçoit que ce sont les mots du militantisme, même s’ils s’appuient parfois sur certaines réalités. Par exemple, transformer une différence — qui peut avoir des causes très variées — en inégalité et, de là, y voir une « discrimination », qui suppose une intentionnalité malveillante, c’est proposer une lecture victimaire du social qui a pour effet de créer des antagonismes. C’est souvent par cette simplification moralisante qu’un militantisme agressif explique les rapports sociaux, en créant des catégories qui sont construites comme des opposés (homme / femme ; blanc / racisé, etc.).
Pouvez-vous nous donner votre définition du mot Woke ? Vous êtes professeur et linguiste, est-ce seulement une formule, un slogan ou une recherche basée sur un fait scientifique ?
Le mot woke est une déformation sociolectale afro-américaine du verbe to wake, « éveiller », dont le participe passé, « éveillé », est woken sous sa forme standard. Cette métaphore s’est stabilisée et spécialisée pour désigner une forme d’« éveil » sur les questions politiques, notamment concernant le racisme. On attribue parfois à la chanteuse Erykah Badu la popularisation du slogan « stay woke ». À l’origine, c’est clairement un mot à la mode, l’indice d’une appartenance de groupe. Aujourd’hui, qu’on voit le phénomène positivement ou négativement, woke désigne un ensemble de positions politiques qui se veulent une remise en cause de la société, et qui sont notamment représentées par l’extrême-gauche. On pourrait parler de « conscience politique » ou d’« engagement » concernant des thématiques de promotion d’identités raciales ou sexuelles : il s’agit donc fondamentalement de postures militantes.
On désigne aussi ces tendances sous le nom de critical social justice, de post-modernisme ou de déconstruction, et cela s’incarne en particulier dans les thématiques du décolonialisme et du néo- ou post-féminisme. Les termes décrivant un courant ou un mouvement paraissent toujours plus ou moins inadéquats : il y a nécessairement une part de généralisation qui sert à décrire des phénomènes souvent hétérogènes.
La recherche universitaire en sciences humaines s’est souvent emparé ou a diffusé ces thématiques sans toujours beaucoup de rigueur, par souci d’être à la mode et de faire de la recherche « engagée ». C’est, typiquement, le cas pour le mot islamophobie, qui paraît savant et que certains sociologues emploient imprudemment, mais qui est totalement instrumentalisé politiquement, comme l’a démontré la dissolution du Collectif Contre l’Islamophobie en France dont le discours victimaire cachait mal des positions islamistes.
Pourquoi cette idéologie et cette sémantique (invisibilité, décoloniale, blanchité, Intersectionnalité...) arrive en France ?
Les mécanismes sont nombreux mais le monde du militantisme est internationalisé, et souvent instrumentalisé. Sous des dehors caritatifs, le soutien à de grandes causes est souvent fédérateur pour les individus qui y adhèrent, mais ces discours cachent parfois des intérêts moins évidents et peuvent être soutenus par des organismes variés, des ONG, l’Open Society, et tout un tissu associatif qui peut être le paravent d’organisations internationales comme les Frères Musulmans. L’affichage de bonnes intentions ou de « luttes contre les inégalités » a été un sésame pour les affairistes qui reçoivent des subventions, qui exploitent les possibilités de sous-traitance institutionnelle grâce à leurs réseaux et leur entrisme. Mais c’est surtout l’UE qui a fait de cette idéologie son socle politique : il n’est plus question d’obtenir de financement pour la recherche sans que votre projet ne soit en phase avec ce discours. Si votre projet ne comporte pas une dimension « égalité de genre », il risque de ne même pas être éligible. Comme on l’a vu avec la publication d’un « guide pour une communication inclusive », le discours de l’UE a l’ambition de contrôler le contenu et la forme de ce qui est dicible. Il y a là un projet de nature politique.
Est-ce une migration mondiale ou nous français sommes-nous plus perméables à ces théories ? Et pourquoi ?
En réalité, c’est plutôt en France que l’on résiste bien à cette pensée communautariste. La culture de la laïcité et de l’égalitarisme nous rend méfiants à l’idée de faire des différences entre les personnes à raison de leur appartenance.
Ces concepts sont effectivement « importés », pour la plupart, et proviennent essentiellement d’une interprétation marxiste-révolutionnaire du mouvement des Civil Rights avec soixante ans de décalage. C’est un antiracisme dont la formulation est d’origine américaine mais qu’on transpose sur les sociétés européennes. Cela pose la question de la pertinence de telles théories : la France n’a pas la même histoire que les États-Unis et, par définition, ce n’est pas la même société… Or, on remarque que ces concepts sont appliqués de manière mécanique à toutes les sociétés occidentales : racisme, décolonialisme, néo-féminisme, théories du genre servent à articuler des critiques qu’on applique massivement. Il y a, de fait, une filiation avec le marxisme anti-occidental et avec l’islamisme : les différentes traditions philosophiques et militantes semblent aujourd’hui converger dans la remise en causes de la culture occidentale sans jamais s’intéresser aux structures sociales qui sont celles de la charia dans les pays musulmans ou du système de castes en Inde, de l’impérialisme chinois ou turc. On préfère parler de patriarcat dès qu’on voit un masculin générique plutôt que de s’attaquer aux Talibans ! Cela disqualifie totalement ce courant de pensée sur le plan de la justice sociale qu’il prétend défendre. Ce mouvement ne s’intéresse qu’à des problématiques bourgeoises comme le prestige linguistique ou le carriérisme médiatique.
Comment préserver une culture commune ?
Paradoxalement, cette idéologie radicale repose avant tout sur le consensus social : l’antiracisme et l’égalitarisme sont déjà des valeurs communes et sont déjà la base de notre droit. Ce pseudo-progressisme ambitionne surtout d’utiliser l’intimidation victimaire pour obtenir des places et des carrières à titre personnel. Le bien collectif et le progrès social ne comptent pas : ces affairistes veulent essentiellement capter une sympathie victimaire obligatoire. C’est un intérêt catégoriel, égoïste, qui se sert des identités pour qu’une minuscule coterie en profite : celle, justement, des militants. Raymond Aron parlait de ce genre de révolution en rappelant qu’elle n’était que « l’œuvre d’une minorité au profit d’une minorité ». Il faut retrouver un souci du commun, du social, sans faire de l’identité un identitarisme.
De nombreuses séries, genre très regardé par les jeunes générations, s'inscrivent de plus en plus dans cette rhétorique. Les mots éduquent les esprits mais la fiction les façonne-t-elle aussi ?
Une idéologie est véhiculée par un lexique, mais aussi par des récits. La fiction de divertissement est un puissant véhicule idéologique non seulement parce qu’elle propose des modèles mais surtout parce qu’elle normalise des comportements et des discours. Les Gafam sont acquis à cette idéologie : bonne conscience et business, marketing de la nouveauté et thématiques identitaires, notamment sexuelles, sont les ingrédients d’une recette qui se vend très bien.
Est-ce aussi cela une guerre culturelle ?
Cela constitue effectivement une telle pression que chacun se voit ordonné de se positionner. L’accusation d’appropriation culturelle, le soupçon de sexisme, la surveillance identitaire permanente sont des moyens de forcer chacun à obéir. On a même vu une actrice noire en larmes s’excuser de ne pas avoir été « assez » noire pour incarner Nina Simone ! L’intimidation identitaire devient alors une arme absolue. C’est une dérive radicale car l’égalitarisme laïque qui propose de ne pas se soucier de l’origine des gens ne suffit plus : il faudrait au contraire valoriser certaines origines ou identités. Cela va même plus loin : certains veulent considérer les plantes en pots comme des individus ou obtenir des postes en fonction de leur orientation sexuelle. L’horizon de telles revendications est le post-humain et cela ne relève plus de la recherche ou de l’objectivité mais d’un discours sectaire. Le volet social ou proprement politique est oublié au bénéfice d’un identitarisme consumériste et du caprice personnel.
Comment voyez-vous l'avenir de nos liens humains actuellement coincés entre clivage et opposition ? Optimiste ou pessimiste ?
Les excès du courant de la déconstruction ne cessent de se radicaliser et de rejeter leurs propres troupes qui ne sont jamais assez pures ou assez radicales. Par ailleurs, l’absence totale de projet social positif condamne sans doute ce mouvement à être éphémère. Il est non seulement futile mais nocif. À l’heure où les défis diplomatiques internationaux sont aussi colossaux, des jérémiades sur l’accord des adjectifs ou la couleur des pansements n’auront plus longtemps leur place dans le débat social. Il en restera sans doute quelque chose, mais c’est une mode qui n’a aucun avenir car elle se fonde sur trop de manipulations rhétoriques, de confusions théoriques et de mauvaise foi intellectuelle. Détruire la culture, jouer aux victimes et réclamer de la reconnaissance identitaire, ce n’est pas un projet positif : cette démarche ne participe pas au bien commun et ne représente que la promotion d’intérêts catégoriels. Sur le plan intellectuel, c’est aussi une forme de dénonciation et de supplique stérile qui ne produit aucun savoir.
Les moutons de la pensée, Cerf, 20e, 224p