Frédéric Encel, docteur en géopolitique, publie "Les voies de la puissance" (Odile Jacob). Une réflexion poussée et un état des lieux sur la situation des pays occidentaux quant à leur rapport à la puissance. Il vient de recevoir le Prix du livre géopolitique 2022. Plus que jamais son livre nous renseigne sur notre immédiateté. Nous l'avons rencontré :
Qu'est-ce qu'un pays puissant ?
C’est un État doté des instruments nécessaires à son authentique souveraineté. Cela passe généralement par une cohésion et une stabilité intérieures relativement assises, des institutions plus ou moins solides, des moyens humains, économiques et militaires crédibles et persuasifs. On peut conjuguer et articuler la puissance étatique de différentes manières et y ajouter d’autres critères bien entendu, mais l’essentiel est là.
La France l'est-elle encore ?
Oui, incontestablement, par sa présence diplomatique (siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, réseau diplomatique très dense), ses forces de projection et de dissuasion militaires (dont la bombe), son niveau de technicité et d’ingénierie, et ses alliances (OTAN notamment mais pas seulement). Mais c’est ce que j’appelle, comme pour le Royaume-Uni et la… Russie, une grande puissance pauvre. C’est-à-dire que sur le plan économique et financier, elle pèse de moins en moins relativement à la montée en puissance d’autres économies comme celle de la Chine ou de l’Inde, et devra s’agréger de plus en plus à des alliés pour projeter efficacement sa force, comme on l’a vu déjà vu au Moyen-Orient et au Sahel.
L'Europe de la puissance sans une volonté commune est-elle possible ?
Clairement pas ! La puissance n’est jamais le fruit du hasard ; si l’on souhaite l’atteindre à un niveau objectivement élevé, il faut y mettre les moyens, développer des stratégies, définir des objectifs. Surtout, en amont de ce pro-activisme, on doit se représenter comme une entité. Les collectifs politiques comme les nations se représentent comme tels, les collectifs religieux parfois également, et d’autres acteurs (ONG, entreprises, collectivités locales, syndicats, régions, etc.) recherchent toujours une forme de puissance. Mais l’Europe est pour l’heure un OPNI, un objet politique non (ou mal) identifié, un ensemble d’États certes alliés et partenaires mais ne constituant pas une entité dotée d’une représentation – autrement dit d’une perception identitaire collective présente sur des « temps longs » braudéliens – commune. En attendant la perspective hypothétique d’une Europe-nation, l’UE doit renforcer sa dimension non plus seulement économique mais stratégique. Vladimir Poutine nous en démontre l’urgence…
Vous tentez de nous faire réfléchir sur le terme même de puissance. Faut-il éduquer les nations plus faibles de UE pour qu'elles imaginent leur puissance et ainsi faire face aux futurs excès dictatoriaux ?
Après avoir saccagé Rome, le chef gaulois Brennus avait dit « Vae Victis ! », malheur aux vaincus ! Eh bien je dis : malheur aux États ne disposant pas de quoi se défendre suffisamment. L’Ukraine paie cher sa solitude stratégique, elle qui n’appartient à aucune alliance militaire bi ou multilatérale. Emmanuel Macron a fort bien fait de s’échiner cinq ans durant à tenter de convaincre nos partenaires européens de développer une autonomie stratégique vers une Europe-puissance, non seulement à des fins dissuasives face à la Russie aujourd’hui (et peut-être face à la Chine demain), mais aussi vis-à-vis de notre allié américain avec lequel nous ne partageons pas mécaniquement les mêmes intérêts.
Vous faites référence à Raymond Aron et à "l'effacement impossible" de la Russie. En somme, un lien indéfectible entre l'occident et ce grand pays. Ce lien est-il définitivement rompu ?
D’abord, l’adverbe définitivement est à employer avec une infinie prudence en géopolitique ; le temps de l’action brûlante et de l’émotion se prête aux grandes certitudes mais pas aux réflexions construites. Ensuite, je parle moins d’un lien que d’une réalité intrinsèque ; après la guerre, la Russie demeurera une puissance très considérable, richissime en hydrocarbures dont nous aurons encore besoin, et située immédiatement à l’est de notre continent. Que cela plaise ou non, il sera donc impossible de l’ignorer. Quant au rapport culturel, il doit impérativement échapper à la politique du Kremlin ; le peuple russe n’est pas responsable de l’aventurisme brutal et impérialiste d’un chef d’État en pleine dérive autoritaire, et, par ailleurs, la culture russe est l’une des plus riches au monde.
L'identité inonde nos débats. Vladimir Poutine fait-il en plus d'une crise d'autoritarisme, une crise d'identitarisme ?
Sans doute, et en tout cas il sur-instrumentalise une sensibilité victimaire voire grand-russe partagée par une partie de la population, maniant un revanchisme nourri de paranoïa anti-occidentale. Est-une « crise » ? Avant 2007 en tout cas, il ne s’inscrivait pas sur ce registre avec une telle virulence.
Vous analysez notre monde puis longtemps. Pourquoi les journalistes et autres commentateurs se trompent sur cette guerre entre l'Ukraine et la Russie depuis le début des attaques russes ?
Les relations internationales, la démarche géopolitique en particulier, ne relèvent pas de la mathématique ni de la mécanique. On travaille certes sur des intérêts bien compris d’États qui, comme le disait Hegel, n’ont « que des intérêts », mais ces États – comme tout acteur institutionnel par définition – sont construits et menés par des humains, pétris de leurs représentations, sensibilités, sentiments, lubies, fatigues, naïvetés, quêtes de prestige, etc. A l’observateur géopolitique, on demande ce qui va advenir, tandis que l’historien, lui, sait qui a gagné la bataille… Dans le cas de Poutine, on a tous (du moins les experts géopolitiques sérieux et non les militants ou les « Monsieur Jourdain » de la discipline !) évalué l’expérience de ses vingt-deux années de pouvoir, jaugé des risques encourus au regard de rapports de force objectifs, considéré sa dimension de stratège clausewitzien. Et on s’est quasiment tous plantés. Sans m’aventurer dans d’aléatoires approches psychanalytiques, je pense que nous n’avons pas suffisamment pris en compte la dérive idéologique du personnage – chez lequel le dogmatique semble dorénavant supplanter le pragmatique – pourtant exprimée par une rhétorique, une gestuelle et même une politique éloquentes. Si je doutais de l’invasion russe d’une partie de l’Ukraine, c’est en sachant qu’elle coûterait bien plus qu’elle ne rapporterait à Moscou. Et c’est ce qui est en train de se produire, évidemment. Or Poutine l’a fait quand même… Prenons-le comme une leçon d’humilité et un avertissement pour d’autres cas de figure de ce type à l’avenir. Quant au terrain et à la dimension militaire, on peut d’autant moins prévoir leur évolution que Poutine lui-même change de tactiques, de stratégies et sans doute d’objectifs au fils des événements et de ses déconvenues.
Est-ce à dire qu'il y a un mystère Poutine insondable ?
Non, quelque part, il est même d’une affligeante banalité dans son parcours de chef d’État sans cesse plus violent et prédateur. Celle d’un personnage dont on peut retrouver certaines caractéristiques dans Une Peine à vivre, de Rachid Mimouni, ou Les Mangeurs d’étoiles, du grand Romain Gary. Ce qui est insondable et qu’illustre la triste affaire ukrainienne, c’est l’ineptie de ce concept de « Fin de l’histoire » bricolé par l’Américain Francis Fukuyama et ses émules dans les années 1990 ; je l’ai toujours combattu et les Européens doivent impérativement s’en extraire. Il n’y a ni fin ni sens à l’histoire ; elle est ce que les humains en font et, parmi eux, les démocrates humanistes doivent se défendre contre ceux qui tentent de les en chasser.
Docteur en géopolitique HDR de l’Université Paris VIII / Institut français de Géopolitique, membre du Comité de la revue géopolitique Hérodote, maître de conférences à Sciences-Po Paris. Lauréat du Prix du Livre géopolitique 2022 pour Les Voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIè siècle (Odile Jacob).