Simon Leys raconté par Fabrice Gardel dans un documentaire édifiant : "S’il n’avait pas été rejeté par les milieux intellectuels et universitaires français, il aurait mérité de finir au Collège de France."

Par
Yasmina Jaafar
31 janvier 2024

Simon Leys est mal connu en France. Fabrice Gardel corrige cette injustice par le truchement d'un documentaire exceptionnel (avec Mathieu Weschler) qui sera diffusé le samedi 3 février à 21h sur Public Sénat et multidiffusé durant des mois. Impossible de ne pas savoir, désormais, tout ce que cet engagé a fait : c'est-à-dire ouvrir les yeux d'une grande partie de la population mondiale quant à la personnalité tortionnaire de Mao à une époque où quelques intellectuels français type Sartre le portaient aux nues. Rencontre avec un réalisateur sans aucune langue de bois et lui aussi très engagé, Fabrice Gardel :

Simon Leys est-il trop méconnu en 2023 ? D'où l'envie de votre documentaire ? 

Oui. Simon Leys est scandaleusement méconnu en France et dans le Monde. C’était un esprit lucide et courageux politiquement. Mais aussi un immense écrivain, traducteur, lettré, spécialiste de la culture chinoise.

S’il n’avait pas été rejeté par les milieux intellectuels et universitaires français, il aurait mérité de finir au Collège de France. Sa culture était immense. Il connaissait admirablement la littérature chinoise mais aussi anglaise, française. Il a écrit sur Orwell, Gide, Stevenson, Cervantes, Balzac…. Il parlait aussi bien anglais et chinois que français. Il a notamment traduit Confucius en français et en anglais.

De plus, moralement, c’était un être admirable, qui ne recherchait pas la lumière, la notoriété. Et très drôle dans le privé. Il n’y a pas tant d’esprit de cette trempe dans notre époque de « tout à l’égo ». 

Après avoir réalisé il y a quelques années un documentaire sur Raymond Aron, je voulais en effet participer à remettre de la lumière sur ce « décent Man » pour reprendre la formule d’Orwell. Aujourd’hui, un film est un objet intéressant pour toucher le grand public et lui donner envie de lire des livres. Je le dis non pas pour des raisons égotiques mais politiques : avec les multidiffusions et le replay, mes films sur Aron, Camus, Beauvoir ont été vus par plusieurs millions de personnes. La télévision doit participer au débat démocratique. C’est notre responsabilité, chacun à notre place, d’aider au dialogue.

Peut-on dire qu'il est un lanceur d'alerte ?

Oui ! Je pense que sans anachronisme on peut utiliser cette expression. Il a été un des premiers et le plus lucide à dire la réalité du régime et des crimes maoïstes. D’une certaine façon il a été pour la Chine ce qu’Alexandre Soljenitsyne a été pour l’URSS. Son livre « Les habits neufs du président Mao » peut être comparé à « L’archipel du goulag ». C’est un point de bascule. Même si dans le cas de Leys, il a fallu attendre plus de dix ans après la publication pour que son livre s’impose comme incontournable. Avec la mythique émission d’Apostrophe où il règle ses comptes avec les maolâtres. Si une partie de la gauche a dit d’ énorme conneries sur ce régime, il ne faut pas oublier que dans un autre genre, la droite n’est pas en reste. Simon Leys ne se prive pas, là aussi avec un immense talent d’humour, de pointer leurs bêtises. Il s’en prend particulièrement à Alain Peyrefitte, l’auteur du best-seller « Quand la Chine s’éveillera », ancien ministre de l’information du Général De Gaulle. Peyrefitte contrairement aux maoïstes de gauche sait pertinemment la brutalité du régime. Il ne masque pas cette violence. Mais d’une part pour lui (et pour une grande partie de la droite) la Chine du grand timonier est un pôle de stabilité. Mao tient son régime d’une main de fer : au moins l’ordre règne. Peyrefitte est peu sensible aux violations des droits de l’Homme en Chine. Au fond, il considère que le peuple chinois n’est pas fait du même bois que nous. « Pour Peyrefitte on peut les affamés, les tuer cela pas cela n’a pas grande importance » écrit Leys . Dans cette lecture relativiste le système démocratique, les droits de l’Homme ne sont pas adaptés à ce peuple. Leys montre que l’ancien ministre fait qu’une lecture dévoyée de Confucius : Ce système totalitaire conviendrait bien un peuple dans lequel l’individu n’a pas un rôle clé à jouer. Cette analyse rend malade Simon Leys qui montre que cette tradition humaniste, individualiste  existe aussi dans la tradition chinoise. Lui qui aime ce peuple,  qui connaît la culture et l’humanité de ces gens qu’il a côtoyé des années. Et Peyrefitte n’est pas le seul. N’oublions pas que Malraux ministre de la culture considère que le grand timonier est « un des plus grands esprits du siècle, phare de l’humanité  », le président Giscard d’Estain dira la même chose. Rappelons tout de même que le Maoïsme a fait entre 60 et 100 millions de morts.

Simon Leys n'était pas un homme politique mais un humaniste lucide, cette lucidité qui oblige à voir les choses telles qu'elles sont... ?

Simon Leys ne se faisait pas une gloire d’avoir écrit les « habits neufs ». Ayant vécu à Hong Kong, parlant chinois, lisant la presse et les comptes rendus politiques du parti communiste, il a honnêtement rendu compte des informations dont il disposait. Il a dit sans aucune fausse modestie « je suis un amateur en politique, ce que j’écris la plupart des gens qui vivent à Hong Kong le savent ».

Il a regardé le réel en face sans se voiler la face. Avec d’autant plus d’honnêteté intellectuelle qu’au départ il était plutôt favorable à la révolution maoïste. Il cite cette phrase de Péguy que je mets à la fin de mon film : « Il faut dire ce que l’on voit. Et surtout ce qui est plus difficile encore il faut voir ce que l’on voit ».

Le monde intellectuel (puissant et trop influent) du Paris des années 70 était sourd aux agissements maoïstes. Ce monde a-t-il évolué ? Sait-il se remettre en question ? Franz Olivier Giesbert dit dans le film que rien ne change. Etes-vous d'accord ?

Plusieurs choses me frappent dans la vie intellectuelle, médiatique aujourd’hui encore. D’une part la recherche de la vérité, des faits semblent intéresser de moins en moins de gens. Chacun lance à la figure de l’autre ses opinions, ses points de vue, ses indignations… Plus c’est radical plus ça marche. La vérité est souvent complexe, grise, nuancée, ennuyeuse. Les vérités dites « alternatives », sont beaucoup plus séduisantes et virales. Je pense qu’une partie des intellectuels de gauche n’ont toujours pas fait leur aggiornamento sur le logiciel révolutionnaire.

En travaillant sur Simon Leys et le maoïsme une chose m’a sauté aux yeux : aujourd’hui la très grande majorité des anciens Mao reconnaissent la monstruosité des crimes. Mais néanmoins, il reste chic d’avoir été maoïste, d’avoir dit des conneries mais des conneries qui ont fait rêver une génération. Au fond, les anciens maos préfèrent toujours avoir eu tort avec Sollers que raison avec Leys. Et les dizaines de millions de morts sont allègrement passés par pertes et profits. C’est une « abstraction », des « silhouettes » pour reprendre la formules de Camus. Il y a un texte terrible de Simon Leys sur Alain Badiou. Il écrit avec drôlerie à propos de ce philosophe : « Il faut vraiment être un intellectuel supérieur pour dire comme lui  au sens propre N’IMPORTE QUOI  ( les majuscules sont de Leys) , pour ne pas voir que la pluie mouille et qu’une pierre est dure » . Badiou qui affirme que les dizaines de millions de morts en soi ne disent rien de la situation Chinoise….

N’oublions pas que Badiou reste encore aujourd’hui une référence pour de nombreux intellectuels, étudiants… On comprend Amélie Nothomb qui dans mon films s’exclame «  que voulez que je vous dise tant d’aveuglement, de bêtise les bras m’en tombent » . Et l’exclamation de France Olivier Giesbert «  après l’URSS, Cuba, le Venezuela… décidément les intellectuels n’apprennent rien » . Il n’a pas entièrement tort.

Beaucoup de choses restent vrai : en analysant la rhétorique du parti communiste, Leys écrit de très belles pages sur « ces mots slogans » qui au fond ne veulent rien dire : un « camarade révolutionnaire » devient du jour au lendemain « un droitier » quand il commence à être critique envers Mao et qu’il faut l’éliminer, un résistant devient « contre révolutionnaire ». Cette rhétorique des mots creux, des slogans vide de sens » est plus active que jamais. Pendant les manifestations à Paris suite aux massacres atroces du 7 octobre, certains manifestants crient «  révolution permanente » ou « nous sommes des résistants ». Cela ne peut que me rappeler le slogan idiot des maoïstes français. Leurs mots d’ordre, au sens propre, n’ont rien à voir avec la réalité de ce qui se passe à l’autre bout du monde. Ils règlent des petits jeux de politique intérieur rien de plus. Leurs mots sont creux.

Il suffit de lire le dernier livre de Mélenchon pour voir que ce logiciel binaire « les paradis des travailleurs » l’enfer des « capitalistes » et toujours actif. L’idée que la politique est toujours le choix entre le pire et le moins pire pour reprendre une formule de Raymond Aron, que la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres n’est toujours pas monté au cerveau des révolutionnaires de salon. Et comme à l’époque de Leys, la plupart n’ont jamais mis les pied au Moyen Orient, dans les Pays Arabes. Les propos tenus à Paris n’ont pas grand chose à voir avec ce qui se passe là-bas. Qu’ils écoutent des gens comme Kamel Daoud qui parle arabe, lit la presse arabophone, passe du temps en Algérie.

Les réseaux sociaux changent la donne et empêchent ces aveuglements. Peut-il y avoir d'autres Simon Leys ? 

Je ne pense pas que les réseaux sociaux changent grand-chose à l’idéologie. Le 7 octobre, la monstruosité des images revendiquées et diffusées par les terroristes eux-mêmes n’a pas empêché certains de refuser le constat de l’ignominie. Un autre exemple m’avait frappé, l’historien Stéphane Audoin Rouzeau reconnaissait lui-même que, bien qu’il ait comme tout le monde lu des papiers et vu des images du génocide rwandais, il n’en avait absolument pas pris la mesure sur le moment. Comme beaucoup d’entre nous, moi compris. Il a fallu qu’il aille sur place, qu’il voit et parle aux victimes, pour mesurer la réalité du Génocide rwandais. Et pourtant, les images du génocide étaient là devant nos yeux. Et je pense qu’aujourd’hui encore la plupart des gens s’en fichent. Je vais être volontairement un peu brutal pour beaucoup au fond «  ce sont des noirs qui tuent des noirs » et on s’en fiche. D’ailleurs depuis des années j’entends cela de la part des responsables de chaînes de télévision « l’Afrique ça ne marche pas ! »

Et plus largement les informations sérieuses disponibles sur Internet en quelques clics n’empêchent pas des millions de gens de penser que la Terre est plate et qu’aucun avion n’est tombé sur le Pentagone. Au contraire…

J’aime chez Simon Leys cette honnêteté intellectuelle radicale. Il ne parle véritablement que de ce qu’il connaît parfaitement. De ce qu’il a vu. Il ne généralise jamais. Il est fier d’apporter des témoignages « partiels » et « cette mesure », pour reprendre à terme Camus, est la position la plus difficile à tenir. La radicalité paradoxalement est extrêmement facile. On voit ça encore aujourd’hui à Paris. L’insulte est une posture facile. C’est ce sens de la nuance cette honnêteté intellectuelle que je retrouve, sans flatterie, dans La Ruche Média.

Depuis quand existe votre collection de figures importantes et comment va-t-elle grandir ? 

J’ai initié cette collection avec la chaîne Public Sénat il y a sept ans maintenant. Après le succès du film réalisé avec Mathieu Wechsler « Aron le chemin de la liberté », nous avons prolongé avec un film sur « Albert Camus l’icône de la révolte ». Puis un film sur « Simone de Beauvoir l’aventure d’être soi ». Et à chaque fois la presse et les audiences ont été au rendez-vous. Mon objectif : être exigeant intellectuellement mais abordable pour tous les publics. Je voudrais que mes films plaisent à la fois à la fille d’Albert Camus ou de Simone de Beauvoir et à mon fils adolescent qui ne connaît pas ces auteurs. Il faut arrêter d’opposer l’exigence intellectuelle et le grand public.

J’en profite pour remercier et rendre hommage à la chaîne Public Sénat, je veux  prendre le temps de le citer : Christopher Baldelli, Emmanuel Guilcher et Elise Aicadi qui ont dit Oui à ma proposition de réaliser ce portrait. C’était un pari pour eux de lancer un film sur ce quasi inconnu Simon Leys. Peu de chaîne ont ce courage aujourd’hui : il joue leur rôle d’acteur du débat démocratique. Et plus généralement c’était un pari de lancer cette collection et et je crois que le pari est gagné. Pour moi, l’enjeu est de construire autour de ces films des « marques culturelles », des « écosystèmes » puissants pour toucher tous les publics. Des campagnes sur les réseaux socio accompagne les films #pasconaron, ou #mercisimone, des avant premières avec des débats. Je voudrais aussi remercier le remarquable service de communication de cette chaîne, c’est un élément clés de la réussite.

Autre exemple : en synergie avec ces films nous dirigeons avec la sociologue Dominique Schnapper une collection de livres Abécédaires des Lumières aux éditions de l’Observatoire. Nous avons publié Aron, Camus, Furet, Levi Strauss, Tocqueville, Gary, Mme de Staël et bientôt Voltaire. J’ai réalisé des podcasts sur plusieurs films. Après tout, Apostrophe ou Apocalypse se sont imposés comme des « marques » au bon sens du terme : Grand public et intelligentes.

Sur qui se porte votre prochain film ? 

Je voudrais continuer à dépoussiérer et à présenter au grand public des figures de la liberté. Des gens que j’admire: Georges Orwell, Hannah Arendt, Alexandre Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Jean-François Revel… Et puis je travaille sur des projets de docu fiction et de fiction sur les intellectuels des Lumières : Voltaire, Tocqueville. Pour avoir des adolescents et pour travailler avec des équipes plus jeunes que moi, je me rends compte qu’il y a un enjeu essentiel de transmission. Les grandes figures du XXe siècle qui sont pour ma génération une évidence sont quasiment inconnues des nouvelles générations.

Mon CAP : rendre accessible ces figures de la liberté en montrant qu’elles sont tout sauf chiantes. Mon pari : « présenter ces gens intelligents comme des rockstars » pour que les jeunes se les accaparent.

Et pour moi les figures de la liberté sont aussi des humoristes. Et les islamistes radicaux ne s’y sont pas trompé en flinguant mes amis de Charlie Hebdo. Dans cette esprit je réalise aussi une collection de films sur les humoristes. J’ai fait des films sur Jean Yanne, Thierry le Luron, Jacques Martin et je suis en train de tourner un film sur Alex Lutz qui raconte Sylvie Joly. Le rire, le second degré rend fou les radicaux de tous poils. J’ai aussi plusieurs projets avec des producteurs étrangers notamment en Tunisie, au Maroc, et bientôt en Algérie. Pour être tout à fait honnête je trouve souvent les producteurs français très « étriqués dans leur vision du monde ». Beaucoup ne se rendent  pas assez compte de la façon dont le monde bouge. Et manque je trouve de « cap » : ils sont prêts à produire n’importe quoi tant qu’ils peuvent vendre des films. Mais logique est différente : je me bats autant que faire se peut pour défendre des gens que j’admire. C’est pour cette raison que je voyage beaucoup. J’aimerais travailler sur des figures comme Averroès. Je trouve souvent beaucoup plus de culture d’ouverture d’esprit de curiosité chez les jeunes tunisiens, marocains, que je rencontre que dans les élites parisienne.

Photos : SIMON LEYS, L'HOMME QUI A DÉSHABILLÉ MAO_7_©Jeanne Ryckmans.png

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Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
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