Sylvie Joly, artiste inclassable, est racontée par Fabrice Gardel. Après Simon Leys, Raymond Aron ou encore, René Maran et Simone de Beauvoir, le réalisateur s’intéresse à celle qui a influencé toute une génération d'humoristes. D'Alex Lutz à Dany Boon, Valérie Lemercier, Muriel Robin, Blanche Gardin, Camille Chamoux ou Sandrine Sarroche…, la marque "Joly" est partout.
Le documentaire Edward Beucler et Fabrice Gardel sera diffusé le 25 juin à 22h35 sur Paris Première.
Les hommes tenaient le haut du pavé du domaine de l'humour. Comment a-t-elle fait pour se faire entendre dans une ère si masculine ?
Oui en effet la scène des humoristes était occupée quasiment que par des hommes Raymond Devos, Fernand Raynaud après Thierry Le Luron, Guy Bedos, Pierre Desproges, Jean Yanne, Coluche… Il y avait très peu de femmes: Zouc, ou encore Jacqueline Mailland. Et d'ailleurs les deux ont été des modèles pour Sylvie Joly. Mais Joly s’est imposée car elle avait un talent fou et un culot monstre. Elle n'avait peur de rien. Elle a su mettre en scène des thèmes d’une grande modernité : le blues des jeunes mères, les pulsions sexuelles des femmes, les ados qui nous rendent fou, le snobisme des grandes bourgeoises, l’hypocrisie sociale, le miroir aux alouettes des mass médias... Elle était dans la vie. Elle a fait souffler un vent de modernité en ne s’interdisant rien. Elle a ouvert la voie, la voix des humoristes femmes
L'artiste-t-elle avant tout est une tragédienne ?
Oui ! C’est Alex Lutz qui emploie cette expression dans le film. Alex Lutz qui la connaissait si bien : Sylvie Joly l’a logé alors qu’il n’était qu’un jeune comédien inconnu montant de Strasbourg. Elle a été sa "marraine". Sylvie Joly portait un regard impitoyable sur la comédie humaine. Très sensible, elle vivait tout passionnément. Sans carapace aucune. Elle était capable de faire rire, comme Blanche Gardin, des failles que nous avons tous. Il ne faut pas oublier qu’elle était au sens propre, bipolaire. C'est aussi sa fragilité qui lui donne cette sensibilité. Comme dirait Desproges "inconsolable et gaie"
Quelle est son influence sur la cause des femmes ?
Elle a été la première avant Florence Foresti, Virginie Lemercier, Blanche Gardin à se "fondre" dans la peau de toutes les femmes. Les bourgeoises bien sûr qu’elle avait observé dans son milieu depuis l’enfance. Mais, elle est toute aussi juste lorsqu’elle imite une vendeuse, une prostituée, une avocate, une midinette. Elle analyse au scalpel les névroses de notre existence : le couple, la famille, la sexualité, le machisme ordinaire… Dans le film, l'humoriste Thomas Poitvin dit "elle a un côté cul trash, ça vient pas juste de l'intelligence mais du bas ventre". Elle n'a pas de tabou. N'oublions pas que c'est aussi pour cela qu'elle a été un icône gay. Elle ne jugeait pas. Elle prenait les gens comme ils étaient. J'aime cette absence absolue de snobisme. Elle était authentique. Elle voyait juste. On pourrait reprendre la formule de Sartre « une femme, faite de toutes les femmes, qui les vaut toutes et que valent n’importe qui ». J'ai voulu mettre cela en lumière alors qu’aujourd’hui certain(e)s voudraient nous enfermer dans un identité figée : "Vous êtes une femme victimes", "une arabe", " un gros bourge"... etc
On a coutume de dire que Florence Foresti serait la digne héritière de Joly, encore Robin, mais qui sont selon vous les héritières de Sylvie Joly et les héritiers?
Je voudrais que ce film la remettre en lumière car en effet elle a eu beaucoup d’influence sur de très nombreuses humoristes. Des humoristes féministe que ce soit Valérie Lemercier, Florence Foresti, Muriel, Robin. Sans oublier la nouvelle génération Camille Chamoux, Sandrine Sarroche. Mais aussi chez les hommes des gens aussi talentueux qu' Alex Lutz nourrissent une immense admiration pour Sylvie Joly. Lutz note avec justesse que ses sketchs ne sont pas du tout datés, ce qui est la marque des très grands. Il insiste sur un point qui me touche beaucoup son humour n’est pas communautariste. Elle assume sans honte être une bourgeoise mais il n’y a jamais de mépris quand elle joue les femmes du peuple. En cela je suis tout à fait d’accord avec le livre de Philippe Val qui vient de sortir « RIRE ». Faire rire ce n’est pas défendre la cause, un clan, une classe. Mais surprendre, décaler le regard, tisser des liens subtils entre les humanités et non pas se moquer.
Pourquoi les portraits d’humoristes sont un axe clés de votre travail ?
Il l’a toujours été. J’ai travaillé avec Daniel Leconte sur le film « C’est dur d’être aimé par des cons ! » À un moment où aucune chaîne ne voulait de ce film, avant que nos amis de Charly soient flingués par les islamistes. Ce rire libérateur, joyeux, généreux est plus que jamais important avec l'extrême droite aux portes du pouvoir. Cette capacité à être dans le second degré, cette détestation de l’esprit de sérieux, sont pour moi des critères essentiels de la démocratie. Avez-vous souvent vu Poutine mort de rire ? Ce n’est pas hasard si Zelensky vient de la comédie. Et défend nos valeurs démocratiques. Relisons Voltaire, Rabelais. Revoyons les films de Lubitch , des Marx Brothers...
Quel autre personnage avez-vous envie de disséquer ?
J’aime les gens intelligents qui me nourrissent. Je fais rire mon ami Dominique Schnapper (ndlr: avec qui Fabrice Gardel dirige une collection de livres sur les esprits les lumières aux éditions de l’Observatoire) quand je lui dis que d’une certaine façon je vais chercher la même chose que lorsque je fais un portrait de Camus ou d’Aron que quand je fais des films sur Jean Yanne ou Sylvie Joly. C’est un peu provocateur mais c’est assez vrai. On retrouve chez ces esprits libres la capacité de penser par soi-même, à refuser les mots d’ordre, la détestation vite des idéologies, dès embrigadements. Chez les humoristes j’adorerais bien sûr faire un film sur Blanche Gardin, sur Valérie Lemercier. Je rêve aussi d'un Ricky Gervais.
Et puis dans cette époque de repli je travaille aussi sur des projets à l’étranger notamment au Maghreb : en Tunisie, au Maroc, en Algérie: les caricaturistes notamment jouent un rôle clé. Il faut les soutenir; Créer des passerelles. A l'heure où la France moisie se referme n'oublions pas que le monde continue à avancer. Le Maroc en particulier pulse. Paris doit arrêter de penser que le monde tourne autour de Saint Germain de Près. J'ai été aux états généraux du rire organisés à Lille. Le producteur Jean Marc Dumontet était là. Il a compris que ce sont des enjeux énormes. Chez les intellectuels je travaille sur Vladimir Jankélévitch, Jean François Revel.
Mon CAP reste le même raconter des gens intelligents comme des rockstars qu’ils soient humoristes ou penseurs. L'intelligence dépasse les époques et les frontières.
Photo Une : © Galaxie Presse - Romain GRUMBACH