Par Bertrand Naivin
Le 26 septembre 1960, le jeune sénateur John Fitzgerald Kennedy participe au premier débat présidentiel télévisé de l’histoire face au Vice Président des États-Unis Richard Nixon. Il sera alors quelques mois plus tard le premier président à être élu grâce à ce nouveau média qui allait par la suite prendre une importance croissante dans la vie politique. JFK le comprendra très vite et multipliera les photographies qui le montreront aux côtés de sa femme et de ses enfants dans la presse. Il ne sera alors plus seulement un homme d’état, mais un père de famille et un mari admiré dès lors comme une véritable star – lui qui avait été l’amant de Marilyn Monroe et de Marlene Dietrich.
L’homme politique télévisuel était né avec cet homme qui savait mêler sérieux et glamour et qui en restera l’incarnation absolue et ultime en mourant filmé par un vidéaste amateur le 22 novembre 1963, abattu à bord de la voiture qui le conduisait à un meeting qu’il devait tenir en vue de sa réélection à Dallas. Dix minutes après l’attentat, la chaine CBS interrompra ses programmes pour avertir des téléspectateurs médusés de la « tragédie », le journaliste n’arrivant pas à cacher son émotion et manquant de souffle. Suivront trois jours de couverture inédite sans publicités de ce deuil national dont les funérailles marquèrent le pays tout entier. Les images de Jackie embrassant à genoux le cercueil de son mari et de John John adressant un salut militaire à son père émurent en effet des millions d’Américains, tous rassemblés devant leur poste. Entre-temps, Lee Harvey Oswald, inculpé de l’assassinat fut à son tour assassiné alors qu’il s’apprêtait à être transféré à la prison du compté par Jack Ruby, en direct sur NBC.
Cette médiatisation de sa vie électorale et privée, puis de sa mort aura pour effet une humanisation inédite de la fonction présidentielle. À la gravité et à la rigidité de ses prédécesseurs, Kennedy opposera au contraire l’image d’un homme détendu, souriant et abordable. Une sorte de déclinaison politique du « cool » de ces années soixante en somme avant de devenir le héros d’une tragédie grecque abattu en pleine gloire. Une personnification également de la télévision, ce média populaire capable de mêler information et loisir, sérieux et détente.
Un peu comme les peintres de la Renaissance qui transposèrent les scènes bibliques dans les rues de Rome, Venise ou Florence et habillèrent les apôtres à la mode de leurs temps pour favoriser une proximité entre les fidèles et le mythe et leur permettre de mieux s’identifier aux protagonistes de ces récits, la télévision allait elle aussi rendre dès ce moment plus familières les personnalités politiques pour que les électeurs puissent non plus les considérer uniquement sur le plan cérébral mais qu’elles puissent mobiliser davantage d’affects chez eux. On ne votera ainsi plus uniquement pour le meilleur programme ni pour le meilleur bilan, mais également pour celui qui nous « paraitra » plus sincère, honnête, sympathique, image que les candidats auront à charge d’entretenir ou pour certains de construire.
Si Françoise Giroud, interviewée par Francis Jeanson en 1974 voyait la télévision comme un facteur d’égalisation hors du commun, de même Internet et les réseaux sociaux parurent-ils à leurs débuts comme des possibilités de créer de nouvelles socialités et de permettre aux individus de s’exprimer et d’avoir accès à des informations sans avoir à passer par le filtre des médias traditionnels. En contact direct avec la réalité des événements et du vécu des gens, ces nouveaux médias revendiquèrent une plus grande honnêteté et objectivité qu’une télévision jugée falsificatrice, caricaturale et partisane. Comme la politique, le journalisme en se professionnalisant devint suspect et déconnecté de la « vraie vie ».
Aujourd’hui, l’élection de Donald Trump jette un lourd discrédit sur ces réseaux sociaux et cette culture du partage. Tout comme Kennedy s’était médiatisé comme l’incarnation du renouveau face à un Nixon qui représentait quant à lui la présidence d’Eisenhower, Trump n’eût de cesse de se présenter comme l’outsider hors-système désireux d’en découdre avec l’establishment de Washington personnifié par Hillary Clinton.
Mais alors que la télévision avait fait entrer à la Maison Blanche la modernité démocratique soucieuse de mener une politique égalitariste et progressiste (la chute du Mur de Berlin, la conquête spatiale), Facebook et consorts sont aujourd’hui accusés d’y avoir introduit la vulgarité et l’intolérance protectionniste (érection d’un mur sur la frontière mexicaine, remise en cause des Accords de Paris pour l’environnement). Pourquoi ? Pour ne pas avoir su filtrer et contenir les propos volontairement provocateurs du candidat républicain. L’information à l’ère 2.0 se réduit alors à diffuser d’abord dans une quête du scoop et avec l’obsession de ne rien « rater », puis et seulement puis à analyser. C’est ainsi le règne de la « post-vérité », de la monstration avant la compréhension. Et si le terme de « comprendre » renvoie à l’idée de « prendre avec soi », l’ « hyperactualité » à l’ère Facebook est quant à elle prise dans le flux incessant des posts et le flot des tweets dont a si bien su user Donald Trump.
Dès lors, ces deux figures d’une politique hypermédiatisée incarnent l’un la gloire et l’autre le déclin du rêve médiatique américain. Longtemps vue comme le symbole de la puissance culturelle de cette nation éprise de spectacle et pour Tocqueville de démocratie, la télévision fut une fenêtre vitrée derrière laquelle le téléspectateur pouvait visionner la vie du monde, du plus proche au plus lointain. Elle rendit spectaculaire et vivante une information offerte à tous et qui devint « actualité ». À présent les réseaux sociaux donnent plutôt à voir une hyperactualité dominée par l’obsession du sensationnel et une vulgarité débridée, où règne un présentisme dénué de réflexion et sur lesquels est voué un culte immodéré au dérisoire, au bavardage et à la petite phrase sans nuance ni recul.
Nous sommes des « tech-sistants » qui passons chaque journée des heures entières à regarder des écrans et qui sommes sans interruption sonnés et sommés de répondre à des SMS, MMS, mails, messages Messenger ou What’s App… De sorte que l’information ne peut plus se suffire des limites temporelles du programme télévisé, fut-il en direct, ni de la sédentarité du poste de télévision posé dans le salon et devant lequel se réunissait la famille américaine des années soixante. Les news doivent désormais sortir de l’écran pour nous solliciter jour et nuit, nous mobiliser à tout instant et s’adapter au nomadisme de l’individu 2.0 qui dispose de plusieurs comptes de messagerie qu’il consulte n’importe où (chez lui mais aussi dans le métro, en pleine nature, au travail…) et n’importe quand (en déjeunant, en cuisinant, en travaillant, en regardant la TV, en discutant avec quelqu’un d’autre, en jouant avec ses enfants…), et qui change sans cesse de source d’information, allant d’un site à un autre, passant de la télévision à la radio, d’un média officiel et mainstream à un blog indépendant. Dès lors, s’il veut capter notre attention dans ce flot ininterrompu d’images, d’avis et de commentaires, l’homme politique doit lui aussi sortir de sa réserve médiatique et être celui qui parle le plus fort, quitte à revenir ensuite sur ses écarts forcés de langage et son indiscipline stratégique.
Normal alors que le corps droit et le calme de JFK prenant le temps d’exposer ses griefs au gouvernement en place et son programme debout derrière son pupitre cèdent la place aux gesticulations et aux débordements de Trump. Le long discours et la parole mesurée ne peuvent plus suffire. Il faut à présent des petites phrases qui choquent et bousculent pour littéralement dé-ranger l’électeur. À l’heure de Facebook et de Twitter, le plan communication de l’homme politique 2.0 doit être un « mur » sur lequel s’affichent sans cesse de nouveaux posts, de jour comme de nuit, et qui sait mêler tous les médias possibles (de la vidéo à la photo, de l’audio au textuel), et toujours sortir des « fenêtres » habituelles pour créer la surprise permanente. En somme, une politique qui ne s’adresse plus à la raison mais plutôt à l’humoral.
Que Facebook ait oui ou non fait l’élection du magnat de l’immobilier, le célèbre réseau social est révélateur d’une politique qui à force d’être devenue spectacle n’a plus rien de politique. En attestent les récents débats pour la Primaire de la droite et du centre et leur allure de jeu télévisé.
Bertrand Naivin