Comment a commencé votre avatar Apoline, qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire des chroniques sur Facebook et Instagram ?
J’ai créé cette identité numérique Apoline à la suite de deux ouvrages que j’ai publié sur la vie des réseaux numériques sous mon nom universitaire Pauline Escande-Gauquié. L’ambition était d’éviter dans ma pratique quotidienne des réseaux ce que j’avais pu analyser dans les Monstres 2.0 (2018), notamment celui d’un espace où des gens se laissent aller à l’outrancier et à la polémique vidée de sens. Loin d’une écriture du commentaire et du pathos le projet Apoline était - et reste - d’interroger les processus d'écriture et de lecture au sein des réseaux sociaux en les déviant vers une énergie poétique et romanesque. Comme disait Christian Bobin - qui vient de disparaître et que j’admire profondément - vivre poétiquement c’est essayer d’avoir une tenue d’âme et de langue qui remette à sa hauteur la splendeur de la vie. Dans mes chroniques, j’essaie de faire l’éloge de choses simples : la nature, l’enfance, le quotidien, la rencontre amoureuse. J’ai voulu montrer à ma communauté qu’on pouvait remettre du littéraire et de la poésie dans un lieu qui n’a pas été créé pour. Jouer sur cette ambiguité entre réalité et fiction qui est structurelle du fonctionnement des réseaux comme en témoigne la force de frappe des théories complotistes ou les fake news récurrentes mais en la renversant vers quelque chose de positif.
Pourquoi avoir écrit un « essai fiction » sous votre avatar Apoline et pas un essai classique sous votre nom habituel ?
Le fait d’écrire sur cette génération sous la forme d’un « essai fiction » et sous le nom de mon avatar Apoline était pour moi important. Cette tentative fait partie d’un mouvement en recherche et création qui a lieu dans les arcanes universitaires en Sciences Humaines et Sociales depuis quelques années et où des chercheurs, comme moi, qui sont outillés de méthodologies propres à la recherche (enquête, analyse textuelle, etc.) essaient de transmettre leurs idées de manière différente et plus accessible. L’Apoline de 37 printemps est néanmoins beaucoup plus grave, tranchante, acerbe que celle des chroniques sur les réseaux sociaux car les sujets dont je parle sont chargés.
Par ailleurs, l’écriture fictionnelle est arrivée de manière naturelle car je n’arrivais pas à prendre la distance critique habituelle que j’ai pu avoir lors de mes autres essais. Après le Bataclan, il n’était plus possible de pouvoir parler de ce sujet les Y de manière distanciée car j’étais prise dedans. J’avais en cours, en face de moi, des jeunes qui appartenaient à cette génération complétement choquée. Je me souviens alors d’avoir était démunie, pétrifiée à l'idée d'écrire sur un sujet sur lequel je réfléchissais depuis un an, je n’avais plus les mots car ces jeunes étaient là devant moi, meurtris, désorientés, tout comme moi. Mais en même temps il le fallait, écrire. Il fallait questionner cette génération Y car le risque était qu'ils deviennent des victimes. C'est une génération qui, finalement, n'est ni naïve, ni victime. Elle est vivante dans ses travers comme dans ses bonheurs et ses choix. C’est ce que j’ai voulu montrer. Sans elle, les mouvements engagés de la génération Z actuelle sur l’écologie, l’intolérance par rapport au patriarcat, la reconnaissance des droits des minorités, n’auraient pas pu émerger. Les Y ont ouvert des portes, montrer le chemin. Ils ont été une génération de transition entre l’ancien monde ultralibéral et le nouveau monde actuel sur lequel on n’arrive pas encore à poser un nom précis tant tout s’accélère, se transforme, se fissure.
Quel est le sujet qui domine votre ouvrage 37 printemps ?
37 Printemps est un essai fiction sur la génération Y, celle qui est née entre 1980 et 1995. A travers le destin de l’héroïne Marianne, personnage archétypal de cette génération, j’ai essayé de montrer comment la construction de soi pour ces jeunes s’est heurté à un monde social et économique perturbé par la révolution numérique, l’éclatement de la cellule familiale, la crise écologique et la montée en puissance du terrorisme avec des évènements traumatisants comme le 11 septembre en 2001 ou le Bataclan en 2015. Comment faire alors pour trouver un sens individuel à sa vie mais aussi collectif au vivre ensemble ? J’ai pu, à travers mes personnages et leurs problématiques personnelles, aborder des thèmes qui étaient importants pour moi car représentatifs de cette génération. Pour commencer, le patriarcat et son pendant la domination masculine via des figures d’hommes caricaturaux qui ont amené en 2017 au phénomène libérateur pour beaucoup de femmes de #balancetonporc. Ensuite, les Y ont participé à construire l’idéologie des « bienfaits » de l’économie du tout numérique et au mythe des start-up sur lesquels nous revenons aujourd’hui, notamment depuis le confinement et la notion de « sobriété » associée à la transition écologique. Enfin, ils sont ceux qu’on a appelé à l’époque la « génération Bataclan » (Libération daté du 16 novembre) expression formulée pour dire que ce qui a été visé par les terroristes du 13 Novembre 2015 c’est aussi leur mode de vie libre, hédoniste et festif. Cet essai fiction 37 printemps aborde ainsi les sujets graves qui ont traversé la jeunesse de cette génération Y. Finalement, je me rends compte que chaque génération n'est jamais tout à fait là où on l'attend … Je travaille actuellement sur celle des Z que je croise tous les jours en cours et que je trouve tout aussi fascinante.
Vous venez de dire que ce livre est aussi sur « la génération Bataclan », qu’est-ce cela signifie ?
Les attentats du 11 novembre en 2001, puis Le Bataclan en novembre 2015 ont structuré la génération Y dans leur rapport au monde. Si cette notion « génération Bataclan » n’est pas valable sociologiquement comme le souligne Olivier Galland, sociologue spécialiste de la jeunesse « Ce qui soude une génération, c'est une forte impression de discontinuité avec la précédente, de table rase. A ce titre-là, je doute qu'on puisse parler de génération Bataclan, ces jeunes ont été marqués par ces événements dramatiques mais sans que cela donne naissance à une identité de génération. » ; il reste que du point de vue d’une approche sensible, cette génération Y a vécu sa jeunesse autour de quelque chose de partagé que j’ai voulu retranscrire dans mon essai fiction. Pour moi, la « génération Bataclan » désigne ceux qui se sont forgés autour des « minutes de silence » après chaque attentat, quand ils étaient en primaire, au lycée, à l’Université et enfin jeune actif.
L’autre idée est que ces évènements terroristes à répétition les ont désenchantés sur le monde et rendus plus clairvoyants. Cela a paradoxalement accéléré leurs engagements de proximité et de partage éco-responsable vers un mode vie prônant le vivre « moins » mais « mieux » en rupture avec la génération d’avant, qui a vécu l’hyperconsumérisme et l’hyperindividualisme. Mon héroïne travaille pour une start-up « Slow view » qui appartient à une pépinière éco-responsable et prône « le ralentissement », « le detox », « le cool ». Un autre personnage Franck représente l’ancien monde industriel qui a été critiqué puis craqué par cette génération. Mobilisée lors de la COP 21, puis debout, lors de la « nuit debout », cette génération a forcé de réaliser qu'un certain nombre de choses ne fonctionnait plus face à la fracture sociale, la précarisation grandissante, y compris la capacité de faire la paix partout dans le monde et de cohabiter dans un espace républicain. La génération Y a vu les premiers affaissements, les catastrophes écologiques mais n’a pas vu le chaos de la génération Z d’aujourd’hui qui parle de « collapsologie » et d’« effondrement ». Les jeunes Z sont beaucoup plus polarisés, radicalisés et pas toujours de manière aussi construite et argumentée que leurs ainés les Y. Cela peut être dommageable à terme, ça exacerbe les divisions. Ils prennent moins le temps, mais parfois à juste raison, car ils ont connu en quelques années les gilets jaunes, la crise sanitaire, le réchauffement de plus en plus palpable, « I can’t breathe », #metoo, Trump … et ils voient une autre guerre, celle de l’Ukraine. Toute ceci est hyper anxiogène. Chaque génération connait ses combats.
Dans votre ouvrage, il y a cette idée de la filiation, de la famille qu’on se choisit, que pouvez-vous en dire ?
La mère de l’héroïne Marianne est dépressive et négligente, son père est décédé jeune. Il y a donc une nécessité pour mon personnage d’aller se rechercher une nouvelle famille, des modèles pour se construire car il n’y a pas de transmission. Plus tard, adulte, cette faille la pousse à aller vers des hommes toxiques, elle pense qu’elle ne mérite pas d’être aimée. Ces figures masculines négatives qui traversent l’essai fiction sont celle d’un patriarcat nuisible, celui d’avant 2017 et de #balancetonporc. Plusieurs personnages masculins incarnent cette relation de domination des hommes sur les femmes par le pouvoir qu’ils ont (argent, statut, etc.). Mon héroïne Marianne fait partie de ces femmes incapables de se mettre en colère et qui sont en cela des proies idéales. C’est cela que j’ai voulu montrer aussi, que toutes les femmes n’ont pas toujours la force mentale à un moment donné de leur vie de trouver cette énergie de la colère pour ne pas ou plus subir. Face à ces modèles toxiques, j’ai voulu aussi proposer des modèles positifs d’hommes bienveillants qui vont l’aider à s'affirmer. La sororité au féminin est aussi une porte de sortie que je propose dans le livre. Marianne se construit par ailleurs avec des modèles aspirationnels de femmes qui sont aussi importants dans la construction d’une vie comme je peux le voir chez mes jeunes étudiants dont certaines rencontres changent le court de leur vie.
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