Gérald Garutti – Fondateur et directeur du CAP - Centre des Arts de la Parole : "je pense qu’il faut enseigner les arts de la parole à l’école"

Par
Yasmina Jaafar
13 janvier 2025

Écrivain et metteur en scène, Gérald Garutti est fondateur et directeur du Centre des Arts de la Parole, auteur de "Il faut voir comme on se parle", manifeste pour les arts de la parole (Actes Sud). 5 questions lui sont posées pour tout savoir sur son action autour de la parole, instrument fondamental mais usé par les clashs ambiants. Outil précieux qu'il faut savoir maîtriser pour dire sa pensée, pour penser et pour échanger.

Qu’est-ce que le CAP – Centre des Arts de la Parole ?

La parole va mal. Mise à mal, elle fait mal. Il faut voir comme on se parle. De plus en plus mal. On l’éprouve chaque jour, au travail, à l’école, dans la rue, dans les entreprises, dans les médias, sur Internet, sur les réseaux sociaux. On confond clash et dialogue. On parle de plus en plus, on se parle de moins en moins. On s’écoute de moins en moins. Vide de sens et pleine de violence, facteur d’atomisation, telle s’impose désormais la parole – dégradante et dégradée. Voilà pourquoi nous avons fondé le CAP – Centre des Arts de la Parole. Avec pour mission se parler pour se relier – se parler plutôt que s’entretuer. Le CAP porte un humanisme de la parole – pour une parole juste. Instance de référence des arts essentiels de l’oralité, il vise à créer du lien – à recréer du commun. À former, transformer, rayonner, rassembler. À revaloriser la parole et à bâtir la parole responsable, afin qu’elle ne soit pas arme de destruction massive mais art de construction collective. Pour contribuer à refaire société et à réparer la démocratie. Le CAP œuvre à surmonter la violence par l’écoute, le dialogue, le débat. À démocratiser les arts de la parole pour inspirer l’excellence. À développer les compétences pour parler juste. À renforcer la cohésion pour grandir ensemble. Artistique et citoyen, francophone et multilingue, le Centre des Arts de la Parole est un espace de création, de réflexion, de transmission et de débats. Créé à Aubervilliers, il déploie des antennes régionales. Au-delà d’un lieu, le CAP est un mouvement. À vocation nationale et internationale, il intervient sur tous les territoires. Écosystème pour faire vivre la parole responsable, il se projette en fédération citoyenne.

Quelles sont vos méthodes ?

Nous proposons l’art comme solution vitale à une crise cruciale. Nous concevons les arts de la parole comme des arts capables de réconcilier la société et de sublimer notre humanité. Et nous les mobilisons pour (re)valoriser la parole comme dignité personnelle et bien commun. En ce sens, je définis et réunis comme les sept arts de la parole le théâtre, le récit, la poésie (arts de la création) ; l’éloquence, la conférence (arts de la transmission) ; le dialogue, le débat (arts de l’interaction). De leur pratique peut naître une parole juste, sensée, incarnée, reliée, responsable. Apprendre à les maîtriser, c’est œuvrer à réaliser son humanité dans sa transversalité. Ces sept piliers de la parole forment un ensemble organique. La parole s’invente avec la poésie, se construit avec le récit, s’incarne avec le théâtre, s’opère avec l’éloquence, se transmet avec la conférence, s’échange avec le dialogue, se confronte avec le débat. Ainsi, la parole vit de l’art et dépérit par incurie – dans sa version dégradée le récit dégénère en storytelling, la poésie en slogan, le théâtre en spectaculaire, l’éloquence en punchline, la conférence en novlangue, le dialogue en pilonnage, le débat en clash.
En réponse, le CAP propose des espaces de réflexion pour comprendre – ouvrages, revue, podcasts. Des créations pour sensibiliser – spectacles-débats, Odyssées de la parole, rencontres, conférences. Des parcours pour transformer – formation, conseil, événements. Des États généraux de la parole pour fédérer, mobiliser, impacter. Son organisme de formation transmet aux organisations les clés des 7 arts de la parole pour mieux interagir, s’écouter, se parler, se relier. Pour faire de chaque prise de parole un acte sensé, responsable, pertinent et performant.

Quel bilan faites-vous des États généraux de la parole le 17 octobre 2024 ?

Les États généraux de la parole marquent le passage d’une dynamique collective à une mobilisation générale. Nous les avons lancés le 17 octobre 2024 à Paris, à la Gaîté Lyrique. Première édition d’une biennale, ils proposent un état de santé de la parole pour penser ensemble les conditions de sa réparation. Ils réunissent les forces vives qui œuvrent en faveur de ce lien essentiel censé nous unir et qui trop souvent nous déchire. Pour poser les questions fondamentales. Fédérer les énergies collectives. Mobiliser des groupes de travail. Élaborer des propositions concrètes. En explorant trois mondes : éducation et jeunesse, travail et entreprise, sphère publique. En traversant cinq enjeux de la parole : espace-temps, écoute, éthique, politique, mesure. Au total, 35 sessions ont rassemblé 90 intervenants et 900 participants dans un enthousiasme aussi unanime que fervent. C’est un commencement. Historiquement, les États généraux amorcent les révolutions. Ils cristallisent l’élan, de l’utopie à l’action – « change le monde, il en a besoin » (Brecht). Ils incarnent la transformation – « sois le changement que tu veux dans le monde » (Gandhi). La prochaine biennale aura lieu en 2026. Année présidentielle. Nous avons du travail.

Pensez-vous que la prise de parole doit être enseignée à l'école ? 

Pas seulement la prise de parole. On réduit trop souvent la parole à l’éloquence, l’éloquence à la performance, la performance à l’impact – ce que j’appelle la conception balistique de la parole. C’est la conception dominante de la parole. La parole comme instrument de domination. Voilà pourquoi on parle de “prise de parole en public”. Et que je nomme, moi, "la prise de public en paroles". On y prend la parole comme on prend le pouvoir. Pour prendre le pouvoir sur son auditoire. Pour saisir son public. Pour le capter. Le ravir. Le conquérir. Le ferrer. L’assujettir. L’autre y est cible à atteindre, matière à captiver – pur objet. Si l’autre n’existe pas, alors tout est permis. Voici venu le règne du verbe irresponsable. Par conséquent, plutôt que la prise de parole, je pense qu’il faut enseigner les arts de la parole à l’école. Et très tôt, avant le grand oral. C’est bien, le grand oral, mais il est parachuté après 12 années d’école primaire et secondaire. En Angleterre par exemple, dès le primaire, l’après-midi, les élèves jouent du Shakespeare. J’y travaille comme metteur en scène la moitié du temps et j’ai pu voir ce que cela apporte dans le rapport à la parole, le rapport à l’éloquence, le rapport à la confiance en soi. En France, trois personnes sur quatre craignent de prendre la parole en public.  C’est le garçon ou la petite fille qui lève la main et qui a peur de se faire rabrouer parce qu’il ou elle a la mauvaise réponse. Nous devons faire en sorte que les arts de la parole soient enseignés tôt, de façon méthodique, rationnelle, complète. Pas simplement la récitation, ce qui est bien, ou l’éloquence, ce qui est un bon début. Mais l’ensemble des arts de la parole. Et cela doit se faire au niveau de l’Éducation nationale. Pour transformer, il faut d’abord former.

La France est-elle la plus mal notée dans l'UE ? 

Difficile à dire, vu le nombre de critères. Quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup à faire. À toutes les échelles. Nous sommes à l’œuvre. Et nous appelons à nous rejoindre en ce sens toutes les bonnes volontés, toutes les forces vives qui aspirent à réparer la parole.

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Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
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