« Liberté d'expression », « laïcité », ces deux piliers de notre République sont plus que jamais à l'honneur en ces jours sombres, après que l'Europe ait encore été frappée par des attentats perpétrés au nom de l'islamisme radical, et tout particulièrement depuis qu'ils aient causé la mort par égorgement d'un enseignant d'histoire/géographie de collège, Samuel Paty.
Pourtant, ce professeur n'a pas été assassiné pour s'être exprimé. On ne s’exprime par lorsqu’on enseigne. On exprime bien plutôt l’humeur de créateurs, le point de vue de penseurs comme notre temps. On est un transmetteur, celui par qui l'élève va avoir accès à ce qui l'a précédé et ce qu'il ignore pour l'amener à prendre part en toute conscience au cours d'un monde chaque jour plus complexe et sensible. Par le professeur, c'est aussi le monde dans toute sa diversité qui s'exprime et devient tout à coup à la portée de l'élève, ce jeune que l'école élève vers l'adulte qu'il sera demain. Samuel Paty n'a donc pas été décapité parce qu'il s'exprimait. Il a été sauvagement assassiné pour avoir fait son métier, celui d'instruire ses élèves à une culture qui revendique depuis la fin de la monarchie la pluralité des points de vue et le droit, voire le devoir de critiquer toute forme de pouvoir ou toute pratique que l'on jugerait extrémiste. Et ce pour justement ne pas tomber dans cet extrême d'une pensée qui deviendrait hors de portée de toute remise en cause, de tout questionnement, de toute réappropriation par le peuple. Quant à la laïcité, elle est cette idée que, terre et culture plurielle, la France et ses instances ont à préserver à tous les cultes et non-cultes, à tous les croyant et non-croyants les mêmes droits et devoirs, les mêmes possibilités d'expression dans l'espace public. Une laïcité qui implique que notre école continue d'accueillir et d'instruire des élèves et non des chrétiens, juifs, musulmans ou athées. Une école qui se propose d'unir et de rassembler plutôt que de différencier et de séparer. Une école qui apprend à s'ouvrir à l'autre et à cette altérité politique qu'est la démocratie.
Lundi dernier, une élève m'a demandé si un jour en France il y aurait une loi qui interdirait à des professeurs de montrer des caricatures de Mahomet. Non parce qu'elle les jugeait blasphématoires. Elle n'était pas musulmane. Mais parce que pour elle, elles étaient causes de tension et de problèmes. Je lui ai répondu que non. Que si nous commencions ainsi, alors nous risquerions de ne plus rien pouvoir montrer du tout. J'enseigne les arts plastiques. Qui me dit qu'un jour je ne serais pas interdit de montrer des œuvres dans lesquelles figurerait un corps nu ? Mais sans le savoir, cette élève a soulevé une question fondamentale. Celle de l'enseignement. Celle d'une discipline qui dépasse la seule individualité du professeur mais aussi de l'élève comme du parent. Celle d'un espace, la salle de classe, où doit continuer à pouvoir s'exprimer l'esprit des civilisations passées, du présent et des générations à venir. Celle d'une école qui est moins un sanctuaire qu'un lieu de tous les hommes et de toutes les cultures, et où l'on apprend à vivre dans la paix, la confiance et la découverte de l'autre comme de soi-même.
Lundi dernier, comme beaucoup d'enseignants j'ai eu peur. Peur de la réaction des élèves, de ma faculté à répondre à leurs questions et peut-être à leurs provocations, peur d'un collège où au risque de contamination par le coronavirus s'ajoutait la menace terroriste.
Mais non. Lundi dernier j'ai retrouvé mes élèves. Mes collégiens de banlieue parisienne. Mes élèves de classe générale et de SEGPA (Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté). Nous avons échangé. Dans le calme et l'écoute de l'autre.
Bien-sûr il n'en fut pas de même partout. Le ministère aurait dénombré 400 incidents lors de la minute de silence faite en hommage à Samuel Paty. Mais je veux croire que cette tragédie aura redonné toute sa profondeur à cette mission qui est la nôtre. Celle d'être les passeurs d'une culture de la vie contre des idéologies qui ne reposent que sur la mort de l'autre, qu'elle soit physique ou symbolique.
Celle qui dira toujours aux jeunes générations qu'elles sont les dépositaires du passé et qu'elles portent en elles l'avenir de l'humanité. Celle qui tentera toujours de leur montrer non pas ce qu'ils risquent, mais ce qu'ils peuvent devenir. Je crois en cette mission. Je crois en nos élèves. Je crois en cette école qui ressortira grandie de cette épreuve. Je crois pour ces jeunes à qui nous devons cette foi en l’homme alors que les médias ne cessent de leur prédire le pire. Je suis enseignant.