"En Thérapie" revient ce soir sur ARTE. La série à succès signée Eric Toledano et Olivier Nakache est traversée par différents genres cinématographiques et un génie absolu de la mise en scène. Elle sait parler des mots et de notre rapport à la psychanalyse. Ces domaines forment aussi notre culture française.
Il y a comme une mode « En thérapie ». Tout le monde en parle. Tout le monde commente. Ça parle, comme dirait l’autre. Non plus à cette machine à café dont nous sommes privés mais derrière nos écrans et sur Zoom. Cette mise en scène du travail psychique nous cause sans doute parce que nous sommes nous-mêmes plus sensibles que d’habitude, Covid aidant si on peut dire, à l’intériorité, à la pulsion de mort, à nos relations à autrui, pris que nous sommes entre éloignement forcé et cohabitation contrainte. Les tensions psychologiques que produit la pandémie ne sont sans doute pas pour rien dans le succès de la série, comme nous touche ces dialogues entre analyste et analysants autour du désir de chacun à un moment où notre liberté ordinaire paraît empiétée. D’ailleurs l’idée forte des scénaristes de situer l’action juste après les attentats parisiens de 2015 renforce encore cette forme d’isochronie avec la situation actuelle dans laquelle nous découvrons « En thérapie », le virus produisant des effets puissants comme le firent les attentats. Un des fils rouges de la série, c’est d’ailleurs bien ce rapport entre l’intérieur (le cabinet) et l’extérieur (la société meurtrie), la France de 2015 (ou de 2021), le lien entre la question de l’histoire de chacun et l’Histoire de tous, l’articulation entre petit autre et grand Autre.
L’angle d’entrée de toute conversation sur le sujet oblige à la comparaison : mieux ou moins bien que « In treatment », les amateurs des épigones de « Betipul » prenant de haut ceux qui découvrent naïvement « En thérapie ». Cette économie de l’écriture des séries, s’appuyant sur le modèle de l’adaptation, n’est pas sans rappeler le travail des grands auteurs du 17eme siècle reprenant sans fin les textes antiques. Nous nous demandons si Frédéric Pierrot vaut Gabriel Byrne un peu comme on compare l’Œdipe de Sophocle à celui de Corneille ou de Gide. Ces débats sont au demeurant intéressants puisqu’ils dessinent par comparaison le propre de telle ou telle société, de telle ou telle ère culturelle, posant la question de ce qu’il y a de proprement français dans « En thérapie » : le choc du Bataclan, l’appartement haussmannien, les références à Lacan, les querelles de chapelles au sein de la psychanalyse hexagonale, l’adultère, une approche du moi plus continentale qu’anglo-saxonne…
Autre débat, celui de la manière de regarder la série. De fait on peut être tenté de s ‘affranchir de la proposition des auteurs pour privilégier tel personnage, tel patient auquel on s’identifie pour avaler d’une traite les 5 épisodes qui lui sont consacrés (chaque personnage a eu son réalisateur et son scénariste). Il y a comme une liberté qui s’offre à nous, à l’image du « Marelle » de Cortazar. Pour singer l’humour psychanalytique, on dira alors que ceux qui regardent dans l'ordre sont obsessionnels, que ceux qui se concentrent sur tel patient (plutôt la chirurgienne en plein transfert ou plutôt le policier en colère) sont hystériques et que ceux qui suivent d’abord la thérapie de contrôle improvisée sont pervers.
En 1961, le grand sociologue Serge Moscovici publiait « La psychanalyse, son image et son public », analysant comment la psychanalyse, entre faveur et défaveur, comme thérapie et comme théorie de l’inconscient, avait « percoler » au sein de la doxa ordinaire, comment la société et la culture se l’était appropriée en la réduisant, la tordant ou l’interprétant à sa façon. On pourrait refaire le même travail à propos de la sortie de « En thérapie » en France en 2021 sur l’image de cette science ou de ce savoir, qui tient sans doute moins le haut du pavé que naguère, mais qui a continué à s’installer comme une des clefs possibles de compréhension de ce qu’est un sujet. Si sans doute 5 séances ne suffisent pas à dénouer quoique soit en analyse, cette densification narrative est de bonne guerre pour faire entendre ce qui s’y joue. Les scénaristes n’ont pas manqué de mettre en scène les a priori (les résistances ?), que chacun amène avec lui quand il entre en analyse, avec la présence d’un métadiscours sur ce que fait l’analyste, sur ce qu’on fait là, sur le canapé à parler de soi (« pourquoi voulez -vous absolument parler de sexe ou de mes parents ? »).
Mais la série est très juste sur d’autres points. Pour celui ou celle qui a fréquenté un divan à Paris, l’appartement, le bureau de l’analyste, sont criants de vérité. Les autres patients que l’on croise alors que l’on pense (souhaite) être le seul à requérir l’attention de son analyste, cette vie de famille mystérieuse sur laquelle on fantasme (il a donc bien une femme, des enfants comme moi), la cabinet lui-même, cette bulle dans laquelle chaque objet, chaque bibelot prend un sens différent, ces rangées de livres et de revues de psychanalyse, ce côté un peu à l’ancienne (comme si aucun psychanalyste ne pouvait complétement se défaire de l’image du cabinet de Freud à Vienne), ce mélange du cultivé et du confortable, au sein duquel on est incité à rentrer en contact avec sa demande ou son désir.
Les histoires de chaque personnage sont suffisamment riches, complexes, denses et en même temps banales pour nous parler. Bien sûr les fondamentaux sont là : le rôle de l’enfance dans ce qui nous constitue, le transfert et le contre-transfert, les actes manqués lourds de sens, le rôle du signifiant, de la langue et du lapsus (« quelle crève » / « qu’elle crève » dit Dayan de sa grippe ou de sa femme adultère lors d’une séance de contrôle), les rêves comme voie royale vers l’inconscient. Mais plus profondément on assiste vraiment au travail de l’analyse, à ce qui se joue pour chacun dans la parole, à ces méandres psychiques, à cette confusion de parole, desquelles surgissent quelques fois la vérité d’un sujet. L’idée forte est aussi de cerner l’analyste (Dayan) comme un humain ordinaire, en doute, cocu, souffrant, confronté à son propre inconscient et en même temps professionnel, soucieux d’une éthique, à l’écoute de ses patients justement parce qu’il est cela. Il y a comme un déboulonnage réussi de la figure du psychanalyste qui paradoxalement rend plus accessible ce qui se joue dans une cure.
La gageure de faire tenir dans une seule pièce (à l’exception du cabinet où se déroule la thérapie de contrôle avec Carole Bouquet en veuve retorse d’un didacticien avec lequel Dayan avait noué des rapports œdipiens) comme scène unique est tenue. Une tâche de sang sur le divan, des toilettes bouchées (on ne savait même pas qu’on pouvait aller aux toilettes chez son analyste), la rue vue de la fenêtre, les échanges avec l’appartement familial qui jouxte le cabinet lui-même, l’inévitable intrusion des smartphones dans le colloque analytique, l’escalier que l’on monte rituellement, tout est exploité pour rendre télévisuel ou théâtral ce qui qui pourrait paraître austère ou abstrait.
Une réussite oui puisque on échappe à la caricature dans laquelle est souvent tenue la représentation de la psychanalyse et du psychanalyste, puisqu’on s’identifie à ces personnages suffisamment denses pour nous faire croire à leur humanité, puisque on peut ressentir, sous une forme accélérée qui ne fait pas la place au silence, à l’hésitation et à l’ennui que l’on trouve aussi dans la cure, ce qui se découvre, ce qui nous échappe, quand nous consentons à librement associer et frottons notre inconscient à celui d’un autre.
Jean-Maxence Granier est linguiste, sémioticien et spécialiste de l’analyse médias et des marques. Il est le fondateur de la société de conseil Think-Out.