Chez Prescilla-Mary Maisani, les crapauds sont devenus les nouveaux dieux d’un Panthéon déjanté. Une dynastie sulfureuse qu’elle sculpte dans un académisme revu et détourné, où le beau convole avec le laid, le sacré avec le frivole, et où le kitsch règne en maître. Une façon pour elle d’interroger notre société contemporaine.
Bertrand Naivin, Théoricien de l'Art et membre du cercle #laruchemedia a rencontré l'artiste.
Un artiste/Un atelier :
Vous exposerez votre travail très prochainement à Monaco au salon Art 3F du 27 au 29 aout et à St Tropez du 15 au 27 septembre. Pouvez-vous nous dire quelles seront les pièces que vous y exposerez ?
Il y aura trois grandes pièces à Monaco et deux pièces à St Tropez puisque j'aurai l'occasion d'occuper le jardin et le hall d'honneur avec notamment une pièce de trois mètres de haut. Ces pièces sont issues de ma dernière collection Frog's Dynastie, des personnages en résine de marbre et des petits formats en résine avec des couleurs un peu farfelues issues des peintures tuning qui changent de couleur, qui se métamorphosent tout comme les créatures de ma Frog's Dynastie.
Revenons à l'origine de votre travail. Vous vous êtes formée en vous confrontant aux techniques traditionnelles de la peinture et de la sculpture. Pourriez-vous revenir sur ce parcours atypique ? Pourquoi avez-vous eu envie de commencer par un ancrage si traditionnel ?
Peut-être que cela peut s'expliquer par mon parcours antérieur. Avant d'être peintre et sculpteur, j'ai été en effet danseuse classique. J'avais également une volonté de me replonger dans l'ancien pour pouvoir mieux comprendre l'histoire des hommes et aller plus dans le fond des choses pour créer quelque chose de nouveau. Ce retour aux sources était enfin motivé par l'envie de redécouvrir ce patrimoine énorme qu'est l'histoire de la peinture dont on sait qu'elle a traversé plusieurs siècles en partant de moyens assez rudimentaires pour aller vers des choses beaucoup plus élaborées. Cela m’intéressait de voir comment les hommes sont arrivés à de tels résultats et à faire durer leurs œuvres dans le temps pour interroger la permanence de mon propre travail.
Quel a été le déclic qui vous a donné envie de passer à la peinture et à la sculpture ?
J'ai toujours dansé, peint et sculpté. Par ailleurs, le ballet rejoint la sculpture en bien des points. Il y a plusieurs actes, il y a le décor... C'est donc une esthétique qui est particulière et que l'on retrouve dans la sculpture. La seule chose qui change c'est que la danse est en mouvement et que la sculpture c'est l'inverse. C'est comment symboliser le mouvement dans quelque chose de figé. On va donc dire que j'ai dû faire le chemin inverse. Mais je ne sais pas trop pourquoi j'ai cessé de danser pour aller vers la sculpture. C'est quelque chose que je n'explique pas, tout en me rappelant que j'ai toujours sculpté depuis l'enfance, avant que cela prenne des proportions que je n'attendais pas .
Peut-on dire que la danse de ballet est déjà une sculpture du corps ?
Oui. Je pense donc que c'est sans doute pour cela que j'avais l’intérêt pour cette discipline. D'ailleurs, ce qui m'a toujours fasciné dans la danse ce sont les corps des danseurs. Je me rappelle que petite je regardais beaucoup les jambes, les muscles et que je les dessinais déjà. J'étais passionnée par l'esthétique du corps et du mouvement, tout comme par l'histoire du ballet racontée par les mouvements, donc par les muscles et les décors qui allaient avec. On peut dire que le ballet est une œuvre complète dont j'étais le sujet. D'une certaine manière, j'ai donc été ma propre sculpture.
Vous avez ensuite collaboré avec l'artiste américain Brian Booth Craig à New-York. Cet artiste reprend une technique et une esthétique qui font référence à la statuaire grecque antique en réalisant des corps nus en bronze, mais pour sculpter non plus des dieux mais des hommes et des femmes bien contemporains. Il délaisse ainsi l'idéalité de l'art antique pour représenter des corps normaux. Comment avez-vous perçu cette contemporanéité de son travail et en quoi celui-ci a-t-il forgé votre travail actuel ?
Je connais Brian depuis un moment maintenant, bien avant que je fasse de la sculpture. Il m'avait remarqué alors que je n'étais que peintre et que je voulais étudier à l'Académie de Florence. C'est lui qui m'a aidé dans la préparation de mon dossier pour lequel il fallait présenter des sculptures. A l'époque je n'avais jamais réalisé de sculptures de cette proportion. C'est donc comme ça que j'ai découvert son travail qui m'a tout de suite beaucoup intéressé. Il rejoignait en effet ma démarche parce qu'il empruntait au classique mais avec des codes résolument contemporains. Cela m'a donc permis de me faire réfléchir sur mon apprentissage académique. On va dire que Brian faisait le lien entre le savoir-faire classique de l'Académie et cette contemporanéité. Raison pour laquelle je suis allée me perfectionner dans son atelier à New-York après mes études à Florence. C'était pour moi le lien vers le contemporain. Je ne voulais pas rester dans quelque chose d'académique et de classique, mais plutôt utiliser cela comme le solfège est à la musique, comme un outil solide pour m'aider dans mon expression propre. Brian m'a donc beaucoup aidé en ce sens là parce que c'est quelqu'un de très ouvert. J'ai vu qu'on pouvait transgresser les codes du classicisme et de l'académisme à sa propre manière. J'ai découvert aussi de nouveaux matériaux puisqu'il travaillait à l'époque le silicone et différentes formes de résine. C'est aussi quelqu'un qui est très ouvert à l'art contemporain. On a donc été voir des expositions ensemble, on a beaucoup discuté, et on va dire qu'il a participé à ouvrir mon regard sur l'art, et m'a permis de me libérer d'un certain académisme que j'avais avant et pour lequel je n'avais pas encore trouvé le matériau qui m'aurait permis de le transgresser.
C'est un vrai artiste dans le sens où il fait tout. Tout est produit entièrement par lui-même dans son atelier, du dessin à l'armature, à l'assemblage du bronze, au piédestal. J'ai donc appris beaucoup à son contact.
Le processus de fabrication de chaque artiste peut paraître mystérieux pour le public. Pouvez-vous nous dire quel est le vôtre ?
Je ne sais pas tellement. Finalement je sculpte ce que je pense. C'est donc difficile de dire à quel moment on pense et à quel moment on arrête de penser pour transformer cette pensée en un objet physique. Pour ma part, je ne sais pas tellement comment ça se passe, comment ces deux mondes qui sont différents cohabitent à ce moment. Mais en tout cas, c'est un besoin et chaque sculpture doit être pour moi un combat qui en vaut la peine. Pour cette raison, j'y réfléchis longtemps et j 'approfondis ensuite cette pensée que j'enrichis en sculptant. J'ai donc une idée de départ, comme un fil conducteur, et puis après, à mesure que j'y réfléchis je trouve des réponses. J'essaie tout en travaillant d'apporter des éléments nouveaux pour rendre la sculpture la plus compréhensible et la plus complète possible. Trouver l'équilibre entre simplifier certaines choses et en développer d'autres, c'est là toute la difficulté pour moi pour rester intelligible.
Vous ne partez donc pas de croquis, vous attaquez directement la terre ? Comment est-ce que vous travaillez ?
Quand je peignais, je faisais des études préparatoires. Pour la sculpture c'est différent. Je fais des petites ébauches, des petites sculptures qui font peut-être 20 cm pour trouver le mouvement. Et puis après, à partir de cette ébauche qui est le mouvement de la sculpture avec les proportions, je calcule ces proportions par rapport à la tête pour avoir une idée du corps que je veux exprimer. Et puis une fois que j'ai trouvé les proportions, que j'ai le mouvement et que j'ai vu à peu près l'armature nécessaire pour soutenir ce corps, alors je me lance dans la taille réelle. Je sais donc que la position principale ne pourra pas trop bouger. Je commence par modeler l'argile et réalise une armature en métal qui sera vraiment le squelette du projet. Après, je sais que les jambes ou les bras peuvent un peu bouger mais l'ensemble, pas beaucoup. Je peux ensuite rajouter d'autres éléments mais en tout cas voilà, j'ai une architecture avec les proportions qui sont bloquées et sur laquelle viendront s'agrémenter quelques éléments au fil de ma pensée.
Et à partir de cette structure en argile, vous utilisez un moule ? Comment se passe le passage à l’œuvre finale ? J'ai vu que vous utilisiez de la poudre de marbre avec de la résine, c'est bien cela ?
Oui, c'est une formule magique. Quand j'ai réalisé mon ébauche je fais une empreinte avec un moule en silicone dans lequel je réalise ensuite mon alchimie de poudre de marbre et de résine transparente pour faire la statue finale qui est ensuite polie, poncée, lustrée. Il y aura ensuite encore 500 heures de production pour avoir un fini qui est très lisse, poli, lustré et pour que je puisse appliquer les feuilles d'or. C'est un processus qui est donc assez long. Il faut compter plusieurs mois pour une sculpture.
Pour revenir à la nouvelle série appelée Frog's Dynastie, vous rappelez-vous le moment où vous avez donné naissance au premier crapaud ?
On peut dire que tout a dérapé après New-York. J'avais déjà pensé à un cadre avec des personnages hybrides. J'étais alors plus dans une recherche de confronter la statuaire antique et l'art contemporain. Ça a donc donné des espèces de Titans où je mêlais des formes contemporaines très lisses comme avec ma version des Trois Grâces où l'on voit des personnages avec des jambes de Barbie et une espèce de buste plus expressionniste qui s'en extirpe. Il y avait une différence entre la manière de traiter la matière en confrontant le côté universel de Barbie, très lisse, très objet de série avec un buste qui était lui au contraire très singulier. Et puis on va dire qu'après le voyage à New-York, j'ai réussi à faire la synthèse entre ce que j'avais vu à Florence et à New-York. Et on peut dire que ce fut un choc des sculptures parce que pour moi qui habitait pas loin du Musée des Offices, passer des Offices aux galeries contemporaines de New-York, je peux vous dire que ça fait un choc. Et donc je pense que tout cela a abouti à ces nouveaux personnages de Frog's Dynastie.
On ne peut pas ne pas penser au mythe du prince transformé en crapaud lorsqu'on regarde vos dernières œuvres. Aviez-vous en tête ces histoires ?
Je n'ai pas commencé cette série dans l'idée de faire une dynastie justement. Tout a commencé avec le prince pour lequel, comme il en impose, j'ai décidé de créer une compagne. Ensuite, une fois que je me suis retrouvée avec ce couple, de là sont nés tous les autres crapauds et c'est devenu une dynastie parce que pour moi, je n'avais pas fini d'explorer cette idée et qu'elle nécessitait d'autres personnages qui seront, je pense au final sept. En fait Frog's dynastie c'est un mélange de plein de choses. L'idée était de revoir notre héritage culturel occidental avec les différents mythes et quelques codes de la Bible, des contes, des légendes et de mettre tout ça dans un mixer pour voir comment aujourd'hui tout cela pourrait être retranscrit. En fait j'aimais bien l'idée que ça parte du prince, un peu comme Adam et Eve. Il y aura donc en tout sept personnages dont le dernier sera le plus scandaleux puisqu'il va être le personnage charnière pour aller vers un autre monde avec d'autres créatures.
Vous avez donc décidé de vous arrêter à sept créatures...
Il y aura d'autres créatures qui seront peut-être mêlées avec le crapaud mais après ce sera comme un autre monde.
De ces créatures vous dites que “ce sont des divinités mi-humaines mi-batraciens, à l'image de notre monde et de ses excès”, pourriez-vous nous en dire plus sur l'angle de travail choisi ?
La figure du crapaud est déjà intéressante parce que ces créatures vivent dans l'univers aquatique et passent dans l'univers terrestre. C'est donc un animal très intéressant puisqu'il symbolise les métamorphoses et est aussi porteur de tout un tas de légendes et de symboles. Dans plusieurs religions il apporte la prospérité dans la fortune, dans d'autres il porte chance, dans le conte que nous connaissons tous il peut se transformer en un charmant prince. Depuis longtemps le crapaud fascine. Et moi ce qui me fascinait c'est cette ambivalence à passer de l'univers terrestre à l'univers aquatique.
Et pourquoi commencer par une créature bicéphale et hybride ?
J'ai repris cette figure du crapaud comme symbole de métamorphose pour illustrer celle de notre société, comment notre société évolue et change. Et puis j'ai apporté d'autres symboles à la fois religieux, ceux des mythes pour traduire comment l'humanité évolue et ce vers quoi elle tend.
On retrouve cette hybridité dans votre travail avec la référence à la statuaire antique que vous mêlez à des matériaux et figures contemporaines. Il y a également à la fois l'apparence monstrueuse de ce crapaud dont vous reproduisez toutes les pustules, et en même temps un travail très minutieux, très appliqué pour en faire des sculptures parfaites et très esthétiques, l'usage du marbre et de l'or qui sont deux matériaux précieux et prestigieux. Une confrontation entre ce qui est repoussant et ce qui attire en somme. Comment pourriez-vous le décrire, l'analyser, l'expliquer?
C'est toute l'histoire des hommes. Le caractère spectaculaire était important parce qu'aujourd'hui tout se raconte à travers des histoires, des stories sur instagram. Ce sont donc des personnages qui se racontent des histoires et qui nous racontent d'une certaine manière notre histoire. J'ai donc imaginé une espèce de cataclysme géant où les statues grecques auraient été réduites en poudre et où tout le monde serait complètement paniqué parce qu'il n'y aurait plus de divinités, donc plus de repères. Et puis par un sort un peu magique, on aurait assisté à leur renaissance sous une forme un peu déjantée à l'image de notre époque. Voilà pourquoi ils sont en marbre, parce que ce sont les dieux grecs qui règnent en stars sur notre époque. C'est aussi réduire en poudre l'ancien pour en faire quelque chose de moderne. La poudre de marbre renait donc grâce à la résine contemporaine. Et finalement l'histoire continue puisqu'on sait qu'on n'invente pas grand chose, et que l'histoire c'est un éternel recommencement, une grande permanence.
Propos recueillis par Bertrand Naivin, théoricien de l'art pour laruchemedia.com le 15 juillet 2021