Frédéric Dabi mène l'enquête. La jeunesse est étudiée dans son nouveau livre "La fracture". Parfois perméable aux thèses radicales, parfois résistante, elle est diverse. Croire que "les" jeunes formeraient un bloc monolithique serait une erreur. Le directeur général de l'IFOP le confirme. Rencontre :
Quelle est la genèse de l'étude ?
Il s'agissait d'abord de comprendre cette jeunesse si insaisissable qu'on est obligé de lui accoler des épithètes : génération Z, génération Covid, génération Greta, génération Charly.. Et puis l'assassinat de Samuel Paty a constitué un déclencheur. Quelques jours après cet acte terroriste, près d'un jeune sur trois dans une enquête Ifop pour Marianne estimait que ce professeur avait eu tort de montrer des caricatures et d'offenser des croyants. Ce ressenti en rupture totale avec les Français âgés de plus de 30 ans m'a convaincu de la nécessité d'un livre dressant un état des lieux de la jeunesse.
Pourquoi reprendre l'étude 20 ans après ?
Effectivement, pour comprendre cette génération, j'ai eu la chance de disposer d'un matériau incroyable, à savoir les enquêtes Ifop pour l'Express menées à partir de 1957, à chaque décennie jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix. Réactiver cette enquête, 22 ans après la dernière édition m'a permis de restituer les fractures au sein de la jeunesse et entre générations, celle de 1968, celle des années quatre-vingt... dans une perspective historique. Et seule cette "carotte géologique" sur 60 ans m'a permis de comprendre les espoirs, les attentes et plus largement les spécificités de cette génération qui a connu la crise Covid.
Qu'est-ce qui choque le plus la jeune génération ? Les discriminations ? Les injustices ? Les inégalités et les différences salariales ? La pauvreté ? ...
Ces 18-30 ans sont effectivement des perpétuels insatisfaits de l'état de la société. Celle-ci est systématiquement perçue sous l'angle des inégalités - notamment entre les femmes et les hommes - et des discriminations, celles frappant les minorités ethniques et religieuses. Cette sensibilité aux inégalités n'est pas nouvelle dans la jeunesse, quelle que soit l'époque. La différence avec les générations passées réside dans le fait qu'une très large part de jeunes (40% à 50%) considèrent que ces inégalités sont systémiques, c'est-à-dire fabriquées et entretenues par les pouvoirs publics. Là se trouve la porte d'entrée de la diffusion du wokisme, venu des États-Unis. La jeunesse constitue de ce point de vue un terrain fertile à ce courant de pensée dont les piliers (sensibilité aux inégalités, défense voire sacralisation des minorités) s'inscrivent en rupture avec l'universalisme républicain.
Qu'évoque chez eux, l'idée d'avoir à la tête du pays, un jeune président ?
Sur ce point, il y a deux jeunesses. D'une part, les 18-24 ans apprécient la jeunesse du locataire de l’Élysée, lequel bénéficie d'un "effet Manu", c'est à dire d'une proximité identificatoire avec ces primo-votants, auxquels il s'est beaucoup adressé ces derniers mois. A l'inverse, les 25-30 ans se montrent nettement moins laudateurs à l'égard d'Emmanuel Macron. Plus largement, ce segment peinant souvent à s'insérer dans la vie professionnelle exprime davantage des intentions de vote en faveur des extrêmes, J-L. Mélenchon ou M. Le Pen.
Dans votre enquête, vous indiquez que 86% des jeunes se disent "génération à part" contre 17% en 1957. Qu'est-ce qui fait qu'elle serait vraiment à part ?
Le Covid a forgé une véritable conscience générationnelle, cimentant dans la jeunesse des représentations communes, notamment le fait d'avoir perdu leur vie sociale, le ressenti d'avoir été stigmatisés ou sacrifiés. Tout cela mais aussi la perception d'une génération maudite qui a encaissé de si nombreux chocs - terrorisme, catastrophes climatiques - ont enraciné chez eux cette vision d'être une génération différente de celles que l'Ifop a auscultées depuis 60 ans.
Les jeunes sont-ils engagés ou a-politique ? L'abstention est-elle une solution pour eux ?
La jeunesse est actuellement dans une situation d'exil électoral. Elle croit de moins en moins à l'utilité du vote. Pour autant, la magie de l'élection présidentielle, surtout si les débats se focalisent sur leurs préoccupations (climat, lutte contre les inégalités), pourrait les ramener en grand nombre aux urnes ! L'exemple de scrutins passés en atteste...
Frédéric Dabi, La fracture, Les Arènes