Joëlle Kalfon publie "Le jour se lève et la nuit est toujours là" (Les impliqués). La productrice de télévision nous parle d'elle, de sa famille, du deuil, de l'amour indispensable à chaque vie mais aussi de son métier, des médias et de l'état du débat public. Elle s’expose avec force dans un récit touchant.
Qu'est-ce qui a initié l'écriture de votre livre ?
D’abord, j’ai eu envie d’écrire pour fixer le temps qui nous échappe et qui nous vole les êtres qui s’inscrivent dans nos vies. Faire revivre ceux qui ne sont plus là et qui ont été tellement impactants sur la femme que je suis devenue. C’est un livre sur la perte et le sentiment d’abandon, sur le deuil impossible car on ne fait pas son deuil, on est défait par lui. J’ai écrit parce que mes vérités étaient bonnes à dire pour que je me sente mieux, pour que mon histoire personnelle fracasse la réalité de mes lecteurs et qu’il retrouve leur propre histoire à travers la mienne. J’ai la mort qui rode dans mon parcours mais ce livre prouve que je suis assignée à résilience. Pas le choix des larmes mais le combat quoiqu’il m’en coûte.
Vous dévoilez votre vie et celle de votre famille. Comment a réagi votre entourage ?
Oui évidemment, je révèle qui nous sommes, des « juifs arabes » virés d’Algérie lorsqu’elle a cessé d’être française. C’est ma petite histoire à travers la grande et à travers les contradictions d’une époque, Certains membres de ma fratrie n’ont pas compris ma démarche car m’exposer c’était aussi exposer leur vie au vu et au su de tous. J’ai simplement raconté des faits les concernant qui ont déterminé par bien des points, mon chemin et ce n’est pas un livre règlements de compte mais des émotions mal digérées et des blessures qui sont encore douloureuses que j’avais besoin de relater pour les situer en dehors de moi. Lacan a dit ce qui est dehors n’est plus dedans… J’ai fait mien cet aphorisme freudien.
"C'est le prix à payer pour les gosses de vieux". Vous avez été élevée par des personnes âgées. Quelles en sont les empreintes sur vous ?
Oui dans les années 60, une mère qui vous met au monde à 39 ans, c’est un âge canonique. En même temps, j’ai bénéficié de son expérience et d’une fratrie plus âgée que moi. Ce qui m’a permis de brûler les étapes de la connaissance, apprendre à lire et à écrire avant mon entrée à l’école maternelle. Je me suis intéressée très tôt à l’histoire et au fait politique. Mon parcours de très bonne élève est sans conteste la résultante de mon entourage familial plus âgé que la moyenne. En revanche, je les ai perdus trop tôt, et se retrouver orpheline de père et de mère à 15 ans ne vous donne pas l’optimisme chevillé au corps. Je suis une pessimiste active car j’ai perdu la foi à la mort de ma mère, mais je sais qu’il faut être dans le faire. Nous sommes locataires de nos vies et nous ne connaissons pas le bail qui nous est imparti.
L'amour a été votre refuge. La perte, votre pénitence. Aujourd'hui, diriez-vous que l'avoir connu vaut mieux ou que la douleur est telle qu'il est préférable de le garder à distance ?
L’amour plus qu’un refuge a été pour moi le révélateur voire le fondement même de mon existence. Je voulais rencontrer celui qui serait ma moitié , mon double, celui qui serait le sens de ma vie, un guide et une boussole. Sa perte est abyssale mais sans sa rencontre, je ne sais pas si j’aurais pu ’aimer la vie comme je l’ai aimée. Comme j’ai aimé qu’un être me soit dédié. Ô combien, j’ai aimé être dédiée à lui. C’est la seule geôle que je tolère, évidemment, sa mort c’est aussi la mienne, le "nous" est un souvenir et un manque. Je suis heureuse d’avoir reconnu l’amour et l’homme le plus adapté à ma personne, il existait et j’ai su ne pas passer à côté de lui. On ne peut aimer en distanciel, et je ne préconise aucun geste barrière. Aimer ça n’est pas perdre la raison c’est avoir raison. Aimer n’était pas une option mais une nécessité.
Vous écrivez aussi sur votre religion juive. Vous dites notamment "à Sarcelles, être juif et pédé est passible d’excommunication". L'époque a-t-elle changé ? Quel regard portez-vous sur la montée de l'antisémitisme en France ?
Je suis terrifiée et impuissante face à cet antisémitisme décomplexé qui s’exprime aujourd’hui. Il fait des morts et ce dans une indifférence inquiétante. Les périodes de crise sont porteuses de mauvaises attitudes, l’histoire en atteste. Lorsque je parle de mes potes de Sarcelles qui cumulent 2 mandats minoritaires à la fois juifs et pédés, c’est un procès aux religions que je fais en général et à l’intolérance face à une différence qui pour la plupart des gens est une différence choisie et non subie. On ne choisit pas d’être homos, on nait ainsi et ça n’est pas une tare. On a progressé à ce niveau-là, de par les lois qui ont été votées en leur faveur, le mariage pour tous, c’était de la science-fiction dans les années 80.
Vous êtes auteure et productrice de télévision. Que pensez-vous de nos programmes actuels ?
La télé rend fous ceux qui la font et déprime ceux qui la regardent…C’est un peu ça mais pas que, j’aime ce medium car il est inscrit dans mon ADN. J’ai eu la chance en tant qu’enfant des années 60, de bénéficier du mieux disant culturel et avant, les gens dans le petit-écran nous éduquaient et étaient plus brillants que ceux qui les regardaient. Aujourd’hui, les animateurs ont tendance à donner aux gens ce qu’ils sont censés aimer et pas ce qu’ils pourraient aimer. Le champ des possibles se réduit comme une peau de chagrin. Les personnes interrogées adulent ARTE mais leur télécommande indique qu’ils sont connectés à CNEWS. A force de vouloir plaire au plus grand nombre, on ne plait ni aux vieux qui ont connu la bonne télé ni aux jeunes qui préfèrent un programme à la carte, « le à ma guise . com » est leur devise. Il faut retrouver le goût des autres pour avoir envie de transmettre des bons programmes. La mondialisation est en marche et tous les formats que nous mangeons matin , midi et soir sont les mêmes partout et vus aussi bien par des indiens que des suédois. Alors il y a En Thérapie et The Voice mais il y a aussi des programmes de télé-réalité qui insultent notre intelligence. La télé doit se réinventer, j’y travaille…
Regrettez-vous l'état de notre débat public ? La télé fait-elle l'opinion ? La place donnée à l'information est-elle trop grande ?
Oui et le curseur n’est pas toujours mis au bon endroit. Les faits divers n’impactent en rien le cours du monde, il peut en être un vecteur mais on leur dédie trop de temps et trop d’antenne. On est franchouillards et pas assez « Courrier international ». Les votes populistes sont en partie la conséquence de ces dérives. Il faut retrouver un ton plus pédagogique que sensationnaliste. C’est une télé d’opinions et non d’informations.
Votre livre témoigne d'une époque plus légère. Pensez-vous que le divertissement et la légèreté puissent à nouveau être dans le désir des diffuseurs ?
Une époque plus légère pas forcément, disons qu’on parlait moins de fin du monde et de fin du mois qu’aujourd’hui. Il est vrai que ces temps nous amènent à craindre le pire. Même l’avenir c’était mieux avant. Franchement, je considère que le divertissement est un kit de survie indispensable par temps de crise. Desproges arrivait à se moquer de son cancer, Pierre Dac, le juif réfugié à Londres en 40 faisait rire ses compatriotes sur les ondes. Il faut réhabiliter l’auto dérision, le second degré… être en distanciel face au monde qui se dérobe sous nos pieds. Youtube et ses parodies m’amusent et remplissent cette mission. La maison brûle et peut-être qu’on éteindra l’incendie en ne se prenant pas trop au sérieux. Il faut donner leur chance à ceux qui ont la connaissance et composer des équipes intergénérationnelles. La mixité par l’âge est mon cheval de bataille. Arrêtons de stigmatiser les boomers, ils ont en eux, le bonheur qu’ils ont vécu à transmettre.
Éditions les impliqués, 100 pages, 12e