L'affaire Martin Kowal est le nouveau roman du journaliste Eric Découty. Le deuxième volet de la trilogie est aussi vivifiant que La femme de pouvoir parut en 2022. De la politique, de l'Histoire, un enquête et un flic solide mais fragile. Tous les ingrédients sont présents pour un parfait moment de lecture et de savoir. Nous avons rencontré l'auteur pour en savoir plus :
Qui est Martin Kowal ? Quel part de son intime l'aide à enquêter ?
Martin Kowal est un flic, mais d’un genre un peu inhabituel dans la littérature policière et le roman noir, c’est un enquêteur des renseignements généraux, les RG, la police politique pour fait court (l’appellation a aujourd’hui disparu mais cette police existe toujours sous l’entité DCRI).
La mission première de Martin Kowal est d’informer le pouvoir politique, en l’occurrence sur l’assassinat en plein Paris de l’ambassadeur de Bolivie en France, en mai 1976. Un crime revendiqué par un mystérieux groupe d’extrême-gauche. A une période où le gouvernement redoute que la France subisse la même vague d’attentats qu’en Italie ou en Allemagne avec les Brigades rouges et la bande à Baader, son travail consiste à remonter les filières gauchistes terroristes…
La particularité est effectivement que son enquête va s’imbriquer avec son histoire personnelle et familiale. Sa recherche d’une vérité policière et politique devient aussi une quête de vérité sur son père disparu ou assassiné. Même s’il s’en défend durant une bonne partie du roman, l’intime est à coup sûr un moteur professionnel pour Kowal…
C’est une des raisons pour lesquelles « L’affaire Martin Kowal » n’est pas une stricte enquête policière ou un thriller mais un outil qui me permet de rentrer plus en profondeur dans l’esprit des acteurs et donc d’aller plus loin dans ce que je considère être la réalité.
Vos héros, de livres en livres, ont une épaisseur et nous nous y attachons. Comment les construisez-vous ?
Déjà je les aime ! J’aime Martin Kowal comme j’aime Simon Kaspar, le personnage principal de La femme de pouvoir, le premier volume de ma trilogie sur les années 70.
Au départ ce sont des personnages ordinaires. Ils peuvent sembler un peu cassés mais si vous regardez bien autour de vous ils ne le sont guère plus que chacun d’entre nous. Ils ont leurs démons, leur histoire personnelle plus ou moins avouée… Peut-être que nous nous attachons à eux parce qu’au fond, ils nous ressemblent.
Ensuite et là je veux bien reconnaître une petite obsession puisque ça semble être une constante dans tous mes romans, mes personnages principaux sont animés, habités, agités par leur passé, leur histoire personnelle et familiale. Peut-être une quête d’identité…
Enfin, l’intime se mêle, s’emmêle avec leur travail…
Qu'est-ce qui a motivé votre intérêt pour ce moment d'histoire où la France -période Giscard - et les dictatures sud-américaines observaient en secret des liens étroits ?
Au départ se situe mon envie d’explorer les années 1970. C’est une période coincée entre le gaullisme et le mitterrandisme qui est un peu tombée dans les limbes. Il s’agit pourtant d’une frange de notre histoire passionnante et fascinante dans la mesure où elle marque un basculement sur le plan politique comme sur le plan sociétal avec une très forte imprégnation de 68.
Avec La femme de pouvoir, je me suis plongé dans « les années Pompidou » qui marquent la fin du gaullisme.
L’affaire Martin Kowal traite donc du pouvoir giscardien. Le septennat de Valéry Giscard-d’Estaing a deux visages. Le premier visible est celui de la rupture notamment sur le plan des mœurs, de l’évolution du rôle des femmes, des médias, etc. Ce pouvoir constitue une incontestable modernité. Mais il a un autre visage, profondément dissimulé. Le giscardisme s’est construit sur des vieux réseaux d’extrême-droite, des anciens de l’OAS et de l’Algérie française, avec des forces occultes mêlant officines politiques, barbouzes et grand banditisme. C’est cette dimension que j’ai voulu explorer dans ce roman où le réel nourrit la fiction. Et l’histoire très méconnue – au point qu’elle demeure encore aujourd’hui un secret d’Etat – m’est apparue comme une évidence pour bâtir L’affaire Martin Kowal.
Pour au moins deux raisons.
D’une part elle illustre l’ambiguïté et même l’hypocrisie de ce pouvoir politique qui officiellement accueille les réfugiés d’Amérique du Sud mais en coulisses soutient les dictatures de Pinochet et Videla.
La deuxième raison est encore plus passionnante dans la mesure où le lien qui unit ces juntes militaires sud-américaines et le pouvoir français prend sa source durant la guerre d’Algérie. Ce sont les anciens tortionnaires qui ont mis au point la sinistre doctrine de « la guerre contre-révolutionnaire » en Algérie qui vont être les formateurs des juntes et serviront de trait d’union avec l’entourage direct de Giscard.
Avec L’affaire Martin Kowal, le lecteur découvrira un peu de cette réalité politique, sur laquelle un demi-siècle plus tard tous les gouvernements successifs ont refusé de lever le secret. Mais si mon roman apporte un peu lumière sur ce réel, la vérité historique reste à écrire. Je n’ose imaginer qu’Emmanuel Macron autorisera l’ouverture des archives politiques et surtout policières sur cette période...
Vos romans ont l'habitude de regarder le monde politique dans les yeux. Presque une demande de compte à l'attention des dirigeants des démocraties modernes. La littérature est pour vous un outil essentiel à la diplomatie ?
De mon point de vue la littérature est l’outil le plus puissant pour raconter le réel.
J’ai été journaliste plus de trente ans et j’ai fait durant l’essentiel de ma carrière ce qu’on appelle du « journalisme d’investigation » c’est-à-dire que j’ai travaillé sur les affaires politico-financières, les grands scandales de la République. J’ai passionnément aimé mon métier et j’en connais les formidables vertus.
Mais j’ai aussi mesuré ses limites. Elles ne tiennent pas à la qualité des journalistes, à leur détermination à fouiller dans les arrière-cuisines ou les poubelles de la politique, à leur honnêteté ou leur indépendance. Certainement pas. Elles tiennent à la nature même du travail qui consiste à la révélation des faits. C’est indispensable et fondamental mais les faits ne suffisent pas totalement à la mise au jour du réel. Il y a les motivations profondes des acteurs de l’histoire, les liens souvent invisibles qui les unissent, d’autres faits qui restent couverts par de lourds secrets.
A ce moment-là, la littérature en général et le roman noir en particulier, deviennent des outils au service non pas de la vérité mais de la réalité.
Dans L’affaire Martin Kowal, le cœur du roman est la compromission du pouvoir giscardien avec les dictatures sud-américaine, bâtie sur les liens entre ce pouvoir et des réseaux d’extrême-droite, notamment ceux de l’OAS. Un excellent travail journalistique a été fait mais il s’est heurté à plusieurs difficultés dont la principale est le refus des gouvernements français successifs de permettre l’accès aux archives politiques et policières de l’époque. Au début des années 2000, Edouard Balladur s’est ainsi opposé à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur la collaboration entre la police française et les polices de Pinochet ou Videla, les chefs des juntes chilienne et argentine. Face au secret d’Etat, le roman permet de prendre le relais pour s’approcher au plus près de la réalité. Il fait une lumière crue sur ce que le pouvoir, les pouvoirs, cherchent à tout prix à laisser dans l’obscurité.
J’ai dit un jour dans un entretien que « le roman noir est un engament ». Je le crois toujours très fortement mais j’ajouterai que c’est un formidable instrument de compréhension du réel.
Je n’ai pas la prétention de me comparer à mes grands maîtres, je pense à James Ellroy, David Peace, Thierry Jonquet ou Hervé Le Corre pour n’en citer que quelques-uns, mais leur œuvre est un formidable instrument de cette compréhension.
Enfin, vous dites dans votre question, que mes romans permettent de regarder le monde politique dans les yeux. C’est un de mes objectifs. J’ajouterai que je cherche aussi à pointer les aspects de leurs actions, leurs gestes, leur gouvernance, sur lesquels ils veulent à tout crin détourner l’attention. Factuellement la collaboration entre le pouvoir giscardien et les dictatures sud-américaines n’est pas officiellement établie. J’espère que L’affaire Martin Kowal permettra, en dépit du secret d’Etat imposé depuis un demi-siècle, d’en prendre la mesure.
L'affaire Martin Kowal s'inscrit dans une trilogie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Avec La Femme de pouvoir, j’abordais le début des années 70 avec les années Pompidou, la fin du Gaullisme et d’une époque. Martin Kowal est donc le second opus.
Le troisième portera sur la fin de la décennie. Les années de crime et de sang. On y croisera le SAC, Henri Curiel ou Pierre Goldman, victimes les plus connues sur une incroyable liste d’assassinats politiques. On y trouvera un tueur cynique et… peut être étrangement attachant.
Ce sera sans doute le roman le plus noir de la trilogie.