Le 26 mars en prime, Arte diffuse le documentaire en deux parties YAKUZA de Michael Prazan. Le réalisateur promet une plongée inédite dans l’univers de la mafia japonaise cent fois fantasmée. Après ces deux heures, nous nous sentons renseignés. Les témoignages exclusifs de plusieurs d’entre eux, et archives, obligent à une fascinante immersion au cœur du monde ritualisé des yakuzas, aujourd’hui sur le déclin. Rencontre laruchemedia pour en savoir encore plus :
Il y a de nombreux fantasmes autour de cette organisation mafieuse et criminelle. Avez-vous voulu réaliser ce documentaire pour éclaircir les esprits ?
En réalité, ce film était une commande d'Arte, qui a lancé des documentaires sur différentes mafias de par le monde. La production savait que j'avais habité pendant deux ans au Japon et que le sujet m'intéressait autant qu'il m'était familier. C'est pourquoi ils me l'ont proposé et je me suis évidemment jeté dessus car le sujet me fascine depuis toujours, et un mois de tournage à Tokyo en compagnie de personnages aussi difficiles à rencontrer et à faire parler, ça ne se refuse pas ! Quant à "éclaircir les esprits", c'est le sens même de mon travail de documentariste, quel que soit le sujet. Dans le cas des yakuzas, comme à peu près tout ce qui concerne le Japon, on doit redoubler de pédagogie car les particularismes culturels nous sont très étrangers, et même souvent indéchiffrables.
Le tatouage prend une place importante dans la vie des Yakuza. Quelle en est la signification ? Une allégeance ?
Les tatouages traditionnels des yakuzas ont plusieurs degrés de signification. C'est d'abord une tradition multiséculaire : Depuis des temps très anciens, les criminels étaient marqués par ce type de tatouages. C'était une marque d’infamie, et cela signifiait qu'il fallait se tenir à l'écart de ce genre de personnages. Les organisations criminelles ont repris cette tradition à leur compte, en la revendiquant. Le procédé utilisé est extrêmement douloureux, si bien que lorsqu'on a des tatouages de couleur sur tout le corps, qui représentent des années de souffrance, cela signifie auprès d'organisations concurrentes ou au sein même de celle à laquelle on appartient, qu'on est vraiment un dur à cuire. Et souvent, en effet, pour montrer sa loyauté à l'organisation à laquelle on appartient, on se fait tatouer le blason de l'organisation ou son animal fétiche. Dès lors, il sera très difficile de passer d'une organisation à une autre.
Quelles différences entre délinquance et mafia ? Code, honneur, crime....
Fondamentalement, la mafia, c'est le crime organisé. Les secteurs gérés par les yakuzas sont ceux de toutes les mafias du monde : le racket, l'industrie du sexe, le trafic de drogues et le trafic d'armes, les jeux clandestins, le chantage, le bâtiment. Mais les yakuzas sont une mafia qui a bien réussi, et ils ont fait appel à des compétences extérieures pour légaliser et blanchir l'argent de leurs trafics. Au point que dans les années 80/90, ils ont la main sur la politique, en finançant les élections, et en truquant les suffrages. Ils possèdent des sociétés de crédits à la consommation d'apparence parfaitement légales, ils dirigent certains secteurs clés du sport et du divertissement, leurs avoirs ont corrompu les banques les plus prestigieuses et les plus grandes entreprises japonaises. Ils jouent également un rôle fondamental dans le nucléaire. Bref, ils avaient pris un pouvoir considérable, mais ils restaient des truands et les guerres entre gangs, qui ont fait beaucoup de morts, ont fini par monter la population contre eux. Leur code de l'honneur, le "ninkyodo", qui est un peu les 10 commandements du yakuza, leur interdit normalement de s'en prendre à des "civils", mais il y a eu des balles perdues lors de ces fusillades, et des "civils" ont été tués. Sans parler de la disparition ou de certains suicides pour le moins suspects de cinéastes ou d'avocats qui cherchaient à dénoncer leur emprise sur la société... La police, qui ne pouvait s'appuyer sur un sérail politique corrompu, a décidé de le contourner, en prenant des mesures à l'échelon préfectoral, extrêmement dures et restrictives à l'égard des organisations yakuza, à partir des années 2010. Ces mesures dites d' "exclusion du crime organisé" ont été si efficaces que le pouvoir des yakuzas sur la société se réduit d'année en année, et qu'ils ont bien du mal désormais à recruter. Le "métier" n'est plus aussi rentable et attractif que par le passé.
Combien de temps vous a pris la fabrication du film ? Les empêchements et les difficultés au regard du sujet quasi tabou ?
L'un dans l'autre, entre deux et trois ans. Le plus dur a été, évidemment, de trouver les intervenants qui accepteraient non seulement de rencontrer un étranger comme moi, mais de répondre à mes questions et de se laisser filmer. Je dois à cet égard remercier mes deux alliés au Japon, sans qui rien n'aurait été possible : Nathalie Stucky et Ryo Fujiwara. C'est vraiment grâce à Fujiwara, à ses liens familiaux et professionnels avec le crime organisé, à la confiance que les yakuzas lui accordent - je n'entrerai pas dans les détails sur ce point - que les choses ont pu se débloquer et qu'ils ont accepté, assez franchement je dois dire, de me parler. Le montage a aussi été très long et très difficile. Il a duré près de 8 mois.
Japon, Italie, Russie, ces organisations ont investi aussi le champs cinématographique. Quel regard portez-vous sur ces représentations hollywoodiennes, vous qui avez côtoyé pour votre enquête leur réalité ?
Les mafias ont toujours eu des liens avec le cinéma. Non seulement Hollywood n'existerait pas sans l'apport des mafias siciliennes ou calabraises installées aux USA, depuis l'origine même de son existence, mais elles constituent un sujet extrêmement cinématographique, qui a toujours passionné le public. De ce point de vue, il y a une tradition du film de yakuzas au Japon qui remonte aussi loin que l'industrie cinématographique. Dans la culture populaire, les yakuzas sont un peu l'équivalent du cow-boy dans la culture américaine. Comme les yakuzas étaient bien acceptés par la société japonaise, on pouvait s'identifier au "gentil yakuza" en lutte contre les "méchants yakuzas"', l'idée de base de tous les films de yakuzas. A cet égard, dans le paysage cinématographique actuel, Takeshi Kitano est à ce genre ce que Scorsese est au film de mafia. Il y a aussi un secteur entier de l'industrie du manga qui leur est consacré, des jeux vidéos, etc.
Un intervenant dit "pour faire avancer ma carrière, j'ai fait beaucoup de choses que l'on pourrait qualifier de crime". Il agit donc bien de "carrière" avec un plan et des stratégies ?
On peut faire carrière au sein d'une "famille" yakuza comme dans n'importe quelle entreprise. Certes, il n'y a rien de légal là-dedans, mais on peut s'élever, prendre du galon, jusqu'à devenir chef de clan ou "oyabun" (parrain). Les yakuzas viennent de la lie de la société, de ses franges les plus discriminées et les plus pauvres. Pour ces gens, qui sont souvent passés par la délinquance à l'adolescence, intégrer une famille yakuza est une promesse d'ascension sociale et de respectabilité. Car, jusqu'il y a peu, les yakuzas étaient certes craints, mais aussi respectés par les Japonais.
Les mafias sont-elles "un mal nécessaire" ?
Les yakuzas le croient sincèrement. Ils pensent jouer un rôle social (de fait, un peu comme les frères musulmans sur d'autres territoires, ils gèrent des organismes d'aide sociale, ce qui a largement contribué à leur bonne réputation), et empêcher la criminalité de rue en traitant le mal par le mal. Ce n'est pas complètement faux. Sauf que depuis qu'ils ont commencé à disparaitre, la criminalité au Japon n'a pas augmenté.