Dominique Schnapper publie un livre qui fera date. "Les illusions de la démocratie" (Gallimard) analyse l'évolution de nos démocraties. Donald Trump victime d'une tentative d'assassinat, des démocraties qui tirent vers les extrêmes, des repères perdus... nous avons posé nos questions à la sociologue et politologue Dominique Schnapper pour mieux saisir notre époque.
Que dit la tentative assassinat de l'ancien Président des États-Unis de notre monde ? Une habitude américaine ?
La violence fait partie de toutes les sociétés et les institutions de la démocratie ont pour sens de la canaliser et de la limiter, mais quand elles s'affaiblissent elles sont moins efficaces. C'est ce à quoi on assiste aujourd'hui. Mais, comparée aux États-Unis et à l'Amérique en général, la violence en France est plutôt verbale, malgré ce qu'on en dit. Les États-Unis ont toujours été une société très violente, les assassinats des populations afro-américaines en témoignent. Mais aussi les assassinats des politiques, pensez aux deux frères Kennedy à une époque récente. C'est un pays de colons qui s'est construit par la force et aux dépens des populations locales. D'autre part, le premier amendement qui autorise toutes les injures et tous les appels au meurtre au nom de la liberté d'expression entretient cette atmosphère. Je crains que cet attentat ne renforce encore la probabilité d'une élection de Trump, ce qui serait une catastrophe.
Votre livre à pour titre "Les désillusions démocratiques". Les États ont souvent cru qu'elle était acquise. Vous précisez bien que non ?
En effet elle n’est jamais acquise, elle demande à être entretenue par le respect des institutions, par l’instauration de débats aussi raisonnables que possible sur les problèmes de la vie commune, par la conviction des citoyens qu’il s’agit d’un régime à apprécier et à défendre. Il faut qu’ils aient la volonté de le défendre effectivement contre ses ennemis extérieurs – nombreux – autoritaires et totalitaires et aussi contre les risques de désintégration intérieure que j’analyse dans cet ouvrage.
Quel est votre regard sur la fameuse phrase de Winston Churchill “La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes” ? Et sommes-nous arrivés au bout ?
La formule est célèbre à juste titre, « le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Elle rappelle que la démocratie est légitimement critiquée parce qu’elle se donne des buts qui ne peuvent être entièrement réalisés, qu’on peut donc toujours à juste titre lui reprocher de ne pas être fidèle à ses propres principes de liberté et d’égalité. Mais en même temps elle rappelle que les autres régimes sont pires, soit qu’ils sont encore moins fidèles à leurs propres principes, soit, plus souvent, qu’ils entretiennent d’autres principes sans vocation universelle. Il faut donc critiquer notre critique juste en la relativisant dans le temps (les anciens régimes) et dans l’espace (les régimes autoritaires et théocratiques qui sont des régimes d’exclusion et de violence). J’espère que nous ne sommes pas « au bout » et que les démocrates confrontés aux dangers qui les menacent sauront défendre la formule churchillienne.
Ces notions "démocratie", "nation" ou encore "République" sont-elles suffisamment appréhendées par les Français ? Et ce mécontentement social que nous constatons peut-il s'apaiser avec plus de pédagogie, de "respect et de tendresse" ?
Les Français des jeunes générations sont des enfants gâtés de la démocratie, ils en dénoncent les limites, indiscutables, et ils n’en voient plus les vertus, relatives certes – qu’est ce qui n’est pas relatif dans la vie ?-, mais qui la rendent précieuse. Les termes que vous évoquez deviennent des formules répétées machinalement dont trop de personnes ne voient pas ce qu’elles ont d’essentiel. Le respect et la tendresse me paraissent des vertus personnelles. Je crois plutôt à la pédagogie - n’oubliez pas que je suis un vieux professeur. Mais la pédagogie ne peut être efficace que si les enseignants sont convaincus de la valeur de leur enseignement et si les plus jeunes acceptent l’idée qu’ils ont quelque chose à apprendre des autres et que leur « ressenti » n’a pas le même sens que la connaissance et l’expérience des plus âgés. Je ne suis pas sûre que le mythe de l’enfant-roi soit très efficace en ce sens.
Vous écrivez : "Dans les colonies démocratiques européennes du XIXe siècle, et de la première moitié du XXe siècle, le régime colonial constituait un système dans lequel la domination politique s'accompagnait de la domination culturelle". Pouvez-vous nous en dire plus ?
Inévitablement la domination politique s’accompagnait d’une influence culturelle, dans tous les sens du terme. Les peuples qui se rencontrent empruntent toujours à la culture de l’autre, mais ces rencontres sont a-symétriques. Dans le monde colonial, le colonisateur imposait ses institutions, ses modes de vie, sa langue et ses valeurs et ceux des colonisés étaient progressivement marginalisés.
Votre livre sonne comme une alerte. Êtes-vous optimiste ? Et sur l'avenir de nos démocraties et sur le proche avenir de notre pays ?
Une alerte et un tocsin, comme l’a dit Charles Jaigu dans le Figmag. Le délitement de nos démocraties me paraît indéniable et tout ce qu’on connait par les enquêtes sociologiques de la jeune génération m’inquiète. Bénéficier de la liberté est finalement si naturel et conforme à la vocation des êtres humains que ceux qui en bénéficient n’en prennent pas conscience. Or, encore une fois, il faut que les démocrates soient prêts à défendre ce régime imparfait, mais meilleur que les autres, au besoin par la guerre. De ce point de vue je ne suis pas très optimiste, bien que je m’impose de ne pas désespérer et d’être, par mon travail, très indirectement et très marginalement, utile en pensant la situation actuelle de manière aussi lucide que possible.