Les étés de laruchemedia.com :
Apoline referme aujourd'hui les portes de sa toute première exposition "Éloge des Cévènnes". Le mois d'août a été celui du patrimoine, de la beauté et de la photographie, ici, à Lasalle. Ce joli village des Cévènnes a permis de montrer le travail exigeant de la photographe et auteure Pauline Escande-Gauquié. La chercheuse et sémiologue originaire de la région invite à regarder les réseaux sociaux autrement. Ils peuvent aussi être le lieu du lyrisme et du partage, le vrai. Nous l'avons rencontré sur ses terres. Au regard du succès de cette première édition, la manifestation devrait connaitre une suite l'été prochain. La créatrice souhaite inscrire son message dans le temps et proposer une itinérance à travers toute la contrée cévenole.
Votre démarche est-elle de montrer une autre facette de l'utilisation des réseaux sociaux ?
Mon projet au départ, en créant l'avatar Apoline sur Instagram et Facebook était de proposer avec mon groupe de recherche et création les "sémiogonautes" une poétisation des réseaux sociaux. Je sortais à l’époque de la publication d’un ouvrage éprouvant Les monstres 2.0 (Atlande, 2018) où j’avais touché et analysé de près toutes les horreurs et débordements (incitation à la haine, harcèlement, théorie complotiste, etc.) qui circulent sur les réseaux sociaux. Avec ce groupe de chercheurs et de chercheuses artistes, nous avons voulu montrer à travers ce projet que les réseaux sociaux sont ce qu’on en fait. Nous avons alors proposé des profils qui publient des images et des textes bienveillants, lyriques et sensibles, tout en offrant une réflexion sur les usages que nous pouvons avoir des réseaux sociaux.
Comment l'idée vous est-elle venue ?
Mon avatar Apoline est né il y a quatre ans en voulant reproduire cette ambiguïté qui existe sur les réseaux sociaux entre réalité et fiction, entre vie publique et vie intime, mais en l’affichant clairement dans le contrat de communication avec le lecteur à travers la proposition d’un post quotidien qui est une chronique illustrée d’une photo. La chronique vient de la culture du feuilleton avec cette logique d’un rendez-vous où je propose au lecteur un texte plus ou moins intime accompagné d'une photographie que j’ai prise. J’ai publié aujourd’hui un peu près 450 chroniques sur Instagram et Facebook où je partage de manière livresque mes émotions, mes souvenirs d’enfance, mes frappes quotidiennes comme la beauté d’un paysage urbain, de nature, ou d’un visage. Je photographie tout ce qui m’émeut, dans le sens de ce qui me met en mouvement, puis je l’accompagne d’un texte plus ou moins fictionnel, selon ce que l’image m’inspire. Je ne travaille qu’à partir du smartphone, de la photo à l’écriture, du montage à la publication. J’essaie de transmettre dans chaque post quelque chose à la fois d’intime mais aussi d’universel, sinon pourquoi écrire. Je pense que la création artistique s’élabore presque toujours au départ dans l’intimité. Mais l’œuvre n’existe en tant que telle que si on prend le risque de s’exposer à un public. Quand on s’expose sur le numérique, on prend un risque car les gens commentent, réagissent. L’avantage des réseaux sociaux c’est que j’ai tout de suite eu un retour sur ce que je proposais avec mon avatar Apoline. L’accueil de ma communauté a été très enthousiaste et au fil des mois et des chroniques j’ai gagné beaucoup de followers, surtout sur Facebook où j’ai un public de lecteurs et de lectrices fidèles qui m’encouragent par leurs commentaires. Certains, certaines me disent même que se réveiller le matin sur ma chronique leur fait du bien parmi toute la masse d’informations anxiogènes qu’ils ou elles reçoivent. Je crois que cette poétisation du quotidien rapide et éphémère qu’est un post, les gens en ont besoin. La poésie nous fait quitter la vie et, en même temps, elle nous y rattache différemment avec la force du songe et de l’émerveillement. Je crois que les gens ont compris qu’avec les réseaux sociaux la poésie pouvait venir à eux en un clic et ça leur fait du bien.
Pourquoi exposez-vous dans un Temple religieux ?
Le projet d’exposition « Éloge des Cévennes » est ma troisième exposition mais c’est la première dans un temple auprès d’un public ouvert. Je ne veux plus être cachée derrière mon écran, je désire rencontrer le public dans le réel, émotionnellement et physiquement échanger avec eux. C’est très enrichissant comme expérience parce que l’humain reprend toute sa mesure dans l’échange. Le choix du temple vient du fait que c’est lieu cultuel qui est dans la tradition chrétienne ouvert à tous, croyants comme non croyants. J’aime cette idée de l’accueil à toute altérité qui est aussi celle de l’histoire des Cévennes, région traditionnellement de refuge des opprimés, notamment pendant les guerres. Aussi, le temple de Lasalle est un lieu qui m’est familier et intime puisque je le connais et fréquente depuis l’enfance. Je possède une maison de famille depuis plusieurs générations près du village dans laquelle je me rends chaque été. Exposer dans ce lieu si chargé de spiritualité et d’histoire, celle des huguenots cévenols, était un enjeu pour moi. Le temple de Lasalle est un endroit à la fois cultuel et culturel car il reçoit chaque été des évènements culturels.
Pour l’exposition, il fallait trouver la juste mesure entre l’émotion et l’humilité qu’impose un tel lieu. Je trouvais cela intéressant de penser mon projet dans un endroit où on est ramené à sa juste mesure en tant qu’humain, mais aussi en tant qu’artiste, où on devient un passeur comme un autre dans un lieu empreint d’une grande puissance. Enfin, les temples protestants sont iconoclastes. Cela signifie que la culture protestante repose sur des psaumes et l’exégèse du texte biblique, et que l’image n’y a pas de place. Il n’y a pas d’iconographies religieuses dans la plupart des temples cévenols. Ramener des photos dans un lieu iconoclaste était un vrai défi pour cette exposition. C’est pourquoi, j’ai extrait les chroniques que j’avais écrites sur les Cévennes qui disent quelque chose de cette région et de sa culture, au-delà de mon expérience intime. Il fallait que cela puisse entrer en écho avec les habitants de ce pays. Aujourd’hui, c'est le dernier jour de mon exposition. Je referme les portes du temple de Lasalle avec une grande émotion parce que cette exposition a été l'occasion pour moi de partager avec un public nouveau, en dehors des réseaux sociaux. Parfois des visiteurs plus âgés n’avaient aucune expérience de la vie numérique, ils avaient alors un rapport à l’œuvre très diffèrent, plus direct et intuitif. L'ambition était de partager cet amour charnel et spirituel que j’ai des Cévennes, et de son histoire protestante, avec les villageois, les personnes de passage dans la région. Je crois que j’y suis parvenue à la lecture des mots laissés dans mon livre d’or par les visiteurs …
Comment avez-vous choisi les chroniques que vous exposez parmi les centaines que vous publiez sur les réseaux sociaux ?
J’ai choisi trois thématiques qui, selon moi, rendaient hommage à ce pays : la nature sauvage, les témoins architecturaux d’une histoire, la transmission d’une génération à l’autre d’un vécu intime.
La nature y ait sauvage et préservée, il y a un respect du rythme des saisons très fort par la population et une tradition de la permaculture dans le pays. C’est une région très montagneuse et aride. L’agriculture intensive y est difficile. On y trouve surtout des petites exploitations agricoles. Les Cévennes sont ainsi depuis des années un lieu prisé par les communautés écologiques, avec cette tradition de vivre en harmonie avec la nature. Il y a aujourd’hui de nombreux « néo-babas » qui y vivent sous forme de collectifs ou d’associations professionnelles liées à l’artisanat, notamment. Cette population installée plus récemment, j’ai eu le loisir de la rencontrer lors de mon exposition. C'est pourquoi, lorsque j’ai décidé de sortir des réseaux sociaux mes chroniques consacrées aux Cévennes, j’ai fait le choix éco-responsable de faire un « appel à cadres ». Cela signifie que j’ai récupéré des cadres destinés à la déchetterie pour encadrer mes chroniques. J’ai pu en reprendre vingt-deux et leur donner une deuxième vie en les restaurant. Ce geste était important pour moi symboliquement. Ceci explique qu’il y ait au total vingt-deux œuvres encadrées différemment. Aussi, plus de la moitié des chroniques qui sont exposées sont des éloges à la nature et aux paysages sublimes qui font la beauté des Cévennes.
Concernant les bâtiments historiques du village, j’ai fait le choix d’exposer des chroniques retraçant les lieux emblématiques de l’histoire de la région comme le temple ou la filature. Le temple de Lasalle date de 1829, il est récent. Beaucoup de temples ont été reconstruits après la Révolution française qui a inscrit la liberté de croyance dans la constitution. Le temple de Lasalle a remplacé les deux précédents qui étaient situés au centre du village, et qui ont été détruits successivement au XVIème et XVIIème siècles, sous ordre du roi. En effet, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, les temples cévenols ont été détruits et brulés, notamment pendant les dragonnades sous le règne de Louis XIV où tout le pays a assisté à l’effrayant spectacle de tueries et de conversions forcées d’un peuple ayant une autre croyance, le protestantisme. Ce peuple a trouvé refuge dans les Cévennes où il s’est organisé en maquis et en résistance par des réunions occultes dans les montagnes et en prenant les armes contre les dragons envoyés par le roi. Ce qui est surprenant, c’est que chaque village porte encore les traces de cette époque dans l’âme de ses habitants, certains appartiennent à des familles installées depuis plusieurs siècles. Parfois, ils m’ont raconté lors de leur visite le récit de leur ancêtre protestant exécuté ou envoyé en galère. C’était incroyable ces témoignages.
J’ai voulu aussi, lors de cette exposition, rendre hommage au fait que les Cévennes sont le berceau de la soierie française. Il y a beaucoup d’anciennes filatures dans le village où on cultivait et traitait les cocons de vers à soie. Cette industrie a fait longtemps la richesse de la région avant que l’épidémie touchant le vers à soie mette fin à ce commerce florissant à la fin du XIXème siècle. Elle a fragilisé le pays, malgré intervention du célèbre Louis Pasteur envoyé d’urgence par le Sénat en 1865, pour essayer d’éradiquer la pébrine du vers à soie. Les soieries de Nîmes étaient vendues à l’époque dans l’Europe entière pour leur qualité exceptionnelle car la soie était d’origine végétale. Les vers se nourrissaient de mûriers, arbre auquel je rends aussi hommage dans mon exposition.
Enfin, le dernier thème est la transmission d’une génération à l’autre des expériences communes vécues comme les « spots » de bains dans les rivières, mais aussi la vie dans des intérieurs typiques des maisons de famille comme la mienne, ancienne magnanerie. Les croix huguenotes en bois ou en céramique sont souvent présentes dans chaque pièce à vivre de la maison. Elles disent quelque chose de l’attachement à la culture protestante.
Vous êtes sémiologue. Comment cela se traduit dans l'exposition ?
Cela se traduit par une réflexion sur ce qu’est un cadre d’exposition. Le cadre qui encadre chaque photo n’est pas qu’un cadre, je l’ai pensé pour qu’il soit mis en paysage afin que le texte et la photo soient remis au même niveau, là où le texte accompagne la photo sur les réseaux sociaux. Je voulais redonner toute sa noblesse au texte, surtout dans un lieu de l’exégèse du texte qu’est un temple.
Ensuite, les couleurs des cadres repeints ont été pensées. J’ai choisi toutes les couleurs du logo Instagram, du rose au violet en passant par le jaune. Apoline est né sur Instagram, c’était donc une forme de rappel discret, par la couleur, d’où vient cet avatar artistique, même si cela n’est pas compréhensible par la plupart des visiteurs ! C’est ce qu’on appelle, en sémiologie, un intertexte.
Par ailleurs, le violet choisi pour ma tenue et beaucoup des cadres est la couleur des féministes. Je suis dans un féminisme doux puisque je rappelle souvent dans mes chroniques le combat des femmes écrivaines pouvoir écrire, exister, ne plus être invisibles. La littérature, l’écriture, en tant qu’espace à soi d’expression, est un outil féministe parmi d’autres. Je suis davantage dans la poésie que dans la dispute pour dire les choses. Je suis, il est vrai, plus à l’aise dans cet espace pour exprimer mon engagement. C’est pourquoi, j’ai tenu à faire des hommages à ces femmes qui écrivent, avec des grands panneaux suspendus d’extraits de leurs romans, que j’ai écrits moi-même à la peinture. C’était émouvant de reprendre leurs mots sous mon pinceau.
Les mots de Colette et de Marguerite Duras sont en effet présents en effet sous forme de panneaux. Que signifient ces auteures pour vous ?
Je fais beaucoup d’hommage lors de mes chroniques à des femmes écrivaines qui ont été des figures tutélaires, inspirantes dans mon envie d’écrire. Aussi, les grands panneaux rendent hommages à Duras et à Colette qui sont des écrivaines de l’intime. En les lisant beaucoup, il m’a paru possible de faire la même chose un jour.
Plus spécifiquement, Marguerite Duras est celle qui m’a fait entrer littéralement, adolescente, en littérature par la force de son écriture. En exposant les mots de Colette, je dis mon attachement à sa liberté et à son amour de la nature sur laquelle elle écrit de manière vibrante. Ces écrivaines ont nourri mon imaginaire, car très jeune je vivais de manière intense toutes les émotions que je pouvais ressentir l’été, quand je venais dans les Cévennes. Dès l’enfance, je transformais ce que je voyais de manière imaginaire. La chronique sur l’arbre magique que j’expose en dit très long sur l’enfant que j’étais. Je ne crois pas qu’on puisse écrire sans ressentir différemment le rapport à la vie, aux choses, à son environnement. Comme disait Simone de Beauvoir, « un jour, ça a eu lieu », l’écriture sort de vous, malgré vous. C’est ce qui s’est passé avec Apoline.