La célèbre famille, au destin hors norme, est plus complexe que l'on imagine. Luc Mary nous permet d'en savoir plus avec détail. Son récit est prenant. Nous l'avons rencontré :
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette famille dynastique ?
Les Rothschild, c’est d’abord un patronyme chargé de symboles et de mystères. Ce qui m’intéresse en priorité, c’est leur destin hors normes, une épopée d’autant plus grandiose que leur réussite était improbable et pavé d’obstacles. Juifs et opprimés dans le lugubre ghetto de Francfort, ils étaient théoriquement condamnés à ne jamais sortir de leur condition, et pourtant, en l’espace de six générations, les Rothschild sont devenus des banquiers internationaux et incontournables sur le grand échiquier de l’Europe. Ils ont ainsi géré les fortunes des puissants, conseillé des dirigeants, consolidé des empires et dynamisé les industries, à l’image de James en France ou de Nathan en Angleterre. Cette histoire relève donc du miracle et c’est cela qui est passionnant. Qui plus est, en l’espace de deux siècles et demi, Meyer Amschel et ses descendants ont su imposer un style, un mode de vie, une philosophie. A l’inverse des dynasties royales, leur couronne n’est pas faite de diamants mais d’une réputation inaltérable qui s’est renforcée au fil des décennies. En résumé, raconter leur histoire c’est autopsier la naissance d’une dynastie financière hors pair, celle de la bourgeoisie d’affaires.
Comment expliquez-vous cette longévité exceptionnelle, plus de deux siècles et demi d’existence ?
Comme vous pouvez le constater, leur nom est plus connu que leur front. Cette remarque n’est pas tout à fait anodine. Dans un premier temps, leur incroyable longévité repose d’abord sur une discrétion remarquable et une modestie sans pareil. Autrement dit, les Rothschild ne courent pas après la gloire et fuient la médiatisation. Ce qui compte avant tout, c’est leur réussite professionnelle. Par ailleurs, leur longévité est inséparable de leur réputation et de leur savoir-faire en matière de finance. Elle repose aussi sur une triple solidarité, à la fois familiale, communautaire et sociale. L’unité de la famille est même la clé de leur réussite. Elle remonte précisément à l’année 1810. Cette année-là, soit tout juste deux ans avant la mort du fondateur de la dynastie, les frères Rothschild décident de sceller un contrat d’association. En l’espace d’une dizaine d’années, ils créent des succursales à Londres, à Paris, à Vienne puis à Naples. Devenus les Cinq flèches, ils vont ainsi participer à tous les grands évènements politico-financiers du XIXème siècle à l’exemple de l’organisation des traités de paix en 1815. Seule la faillite de la succursale italienne en 1863 ébranlera quelque peu cette unité…
Tous les Rothschild ont-ils embrassé une carrière financière ? Ont-ils aussi d’autres centres d’intérêt ?
Théoriquement, en tant que Juifs, leurs activités professionnelles étaient limitées aux seuls domaines financier, numéraire ou marchand. Seuls le commerce des soieries, des épices et des armes leur étaient prohibés. Au sein même du ghetto, ils ne pouvaient exercer la profession de médecin ou d’avocat. Mais avec la fin du ghetto de Francfort en 1806 et l’évolution de la société au cours des deux derniers siècles, leurs activités se sont élargies. Elles sont rapidement étendues à d’autres domaines comme l’art, l’industrie ferroviaire ou pétrolière, les courses automobiles ou la viticulture. D’aucuns ont même intégré les services secrets britanniques à l’instar de Victor ou se sont passionnés pour les sciences. A seul titre d’exemples, on peut citer deux personnages éminents de la branche anglaise. A commencer par Charles qui aurait identifié la puce du rat, responsable de la peste. Quant à son frère Walter, il ouvre en 1892 un musée zoologique réunissant plusieurs dizaines d’animaux naturalisés. Le fils même de Léopold, Lionel Nathan, passionné de botanique n’hésite pas à déclarer : « Banquier est un loisir ; ma vraie profession est jardinier » …
Les Rothschild sont-ils plus visionnaires que conservateurs ?
Paradoxalement, les Rothschild sont à la fois conservateurs sur le plan politique et visionnaires quant aux grandes réalisations technologiques. En matière de relations internationales et nationales, loin d’anticiper les évènements, ils les accompagnent et font preuve d’un pragmatisme et d’un opportunisme sans égal. En 1848, à Paris, Charles espérait la victoire du royaliste Changarnier aux élections présidentielles. Une prise de position qui ne l’a pas empêché de se réconcilier avec l’empereur Napoléon III lors d’une visite mémorable au château de Ferrières en décembre 1862. A l’inverse, le même Charles a parié avec succès sur le développement de l’industrie ferroviaire dans un avenir proche alors que tous les experts dénonçaient le caractère dangereux et inutile du chemin de fer. Résultat, un an après l’inauguration triomphale de la première ligne ferroviaire pour passagers entre Paris et la ville de Saint-Germain-en- Laye le 24 août 1837, pas moins de 20 000 personnes empruntent quotidiennement « cet abominable taureau de fer qui fume, souffle et beugle » selon l’expression de ses détracteurs. En 1845, James de Rothschild ouvre même la Compagnie de chemin de fer du Nord…
A la fois juifs, riches et banquiers, ils sont la cible des révolutionnaires et des complotistes. Comment cette famille a passé ces obstacles ?
Indiscutablement, les Rothschild ont été la cible de toutes les rumeurs, de toutes les critiques et de tous les complots. Spoliés de leurs biens en 1940 et nationalisés en 1981, les Rothschild ont particulièrement souffert de deux maux presque éternels, l’antisémitisme et l’anticapitalisme. Depuis le sombre ghetto de Francfort, synonyme de brimades et de vexations quotidiennes ( les Juifs y sont alors considérés comme les représentants « pervers » d’une race maudite ) jusqu’à la victoire du socialisme en France en 1981, ils sont toujours les victimes des excès de la population et du personnel politique en vertu de leur charge symbolique. Ils y ont survécu vaille que vaille en raison de leur remarquable faculté d’adaptation mais surtout de leur grande dispersion. L’un des moments les plus délicats est assurément les journées de février 1848. Particulièrement remontés contre les riches, les émeutiers ont scandé « A mort les Rothschild ! » et n’ont pas hésité à saccager leur château de Suresnes. Les écuries et les magnifiques serres sont complètement dévastées. En revanche, la famille Rothschild a échappé à la Shoah. On ne dénombre qu’une seule victime dans leurs rangs. Répondant au nom d’Elizabeth Pelletier de Chambure, la femme de Philippe est morte au camp de Ravensbrück en mars 1945. Pour résumer, leurs épreuves multiples qu’ils ont subies attestent à elles seules de la solidité de leur dynastie. Il est fort à parier que leur destin soit aussi riche d’avenir que de passé…
Luc Mary. Rothschild, splendeur et misère d'une dynastie, paru le mercredi 21 août. Talent ed. 21,90e