Claude Ribbe sait de quoi il parle. En l'occurrence, ici, de "qui" il parle. Le général Dumas, le père du célèbre écrivain, était un homme important aux exploits essentiels. Une figure de Villers-Cotterêts. Sa vie est racontée par le biographe depuis plus de trente ans. Claude Ribbe se bat depuis des années pour rendre sa place au général Alexandre Dumas. Ce fin militaire a une entière légitimité dans le panthéon national. Seulement voilà, le réalisateur Ladj Ly tient à développer une image différente du Général. Il deviendrait sous sa plume (ou sous sa caméra) une victime noire en colère. Nous avons rencontré Claude Ribbe, qui a publié deux biographies du général Dumas, dont Le Diable noir (2008) qu'il a lui-même adaptée en documentaire avec Stany Coppet, pour comprendre pourquoi il ne souhaite, en aucun cas, être mêlé à cette affaire :
Comment s'est passée votre rencontre avec le réalisateur Ladj Ly qui a pour ambition de mettre à l'image la vie du Général Dumas ?
J’ai reçu un e-mail ses producteurs le 29 janvier, sans avoir le nom du réalisateur et me demandant la possibilité d’adapter mon dernier livre pour en faire un long-métrage. J’ai rencontré ces producteurs qui m’ont alors donné le nom de Ladj Ly. Le peu de légitimité que le réalisateur pouvait avoir pour traiter un sujet historique et ses démêlés judiciaires ne m’ont pas arrêté car j’avais plutôt du respect a priori pour son travail artistique. Il m’a semblé que leur démarche et tout ce qui me différencie de Ladj Ly pouvaient peut-être aboutir à une collaboration fructueuse et intéressante. Une rencontre a été organisée. Elle a duré plus de quatre heures. Et j’ai bien vite déchanté, car j’ai compris que ce que Ladj Ly, qui n’avait vraiment aucune culture historique, voulait en réalité c’était uniquement ma caution et qu’il n’avait absolument aucun respect pour moi. Pour en avoir le cœur net, j’ai subordonné la cession de mes droits audiovisuels à une collaboration au scénario, ce qui était parfaitement normal. Il a refusé avec une arrogance qui m’a effrayé et a confirmé mon impression.
"Je pense que notre société est suffisamment fracturée aujourd’hui pour qu’on ne se serve pas de personnages aussi emblématiques et complexes que celui du général Dumas pour alimenter les haines".
Selon vous, qu'avait-il en tête ?
Ce qu’il m’a dit du projet m’a semblé s’inscrire dans le communautarisme le plus caricatural, alors que le général Dumas est un universaliste rassembleur. Je ne pense pas qu’on puisse me soupçonner d’avoir été tendre avec Napoléon. Mais un pamphlet n’est pas un film. Je pense que notre société est suffisamment fracturée aujourd’hui pour qu’on ne se serve pas de personnages aussi emblématiques et complexes que celui du général Dumas pour alimenter les haines.
Quelle a été la réaction ?
Il m’a expliqué qu’il était légitime pour faire ce film parce que il est noir et que le Général Dumas l’était aussi, qu’il irait tourner en Afrique, les scènes qui se passent dans le département de l’Aisne ! Il a parfaitement le droit de faire ce qu’il veut, et je l’ai laissé à son délire, mais quand je vois qu’il cherche à utiliser le titre d’un de mes livres (NDLR : Le diable noir) et d’un documentaire pour son film, qu’il entretient l’ambiguïté, à tel point que des journalistes sérieux ont affirmé que j’étais partie prenante dans le film. Je suis bien obligé de réagir et de dire que je ne souhaite pas être le complice de ce qui m’apparaît comme un fric-frac à prétention historique.
Suite à votre expérience avec le réalisateur des Misérables, nous saisissons que les artistes s'accordent parfois le droit de modifier la grande Histoire. La romancer, voire la falsifier. Quel en est le danger ?
Le problème, en l’occurrence, c’est que le général Dumas n’est pas encore dans la grande histoire. C’est la raison pour laquelle l’instrumentaliser de manière identitaire comme me semble vouloir le faire Ladj Ly fait courir le risque qu’il n’y entre jamais. Pourquoi vouloir absolument noircir le général Dumas, métis antillais, au nom d’une négritude et d’un panafricanisme d’un autre temps ? La couleur de peau des gens m’intéresse assez peu. Il y a 8000 ans, tous les Européens avaient la peau sombre.
Vous qui avez passé votre vie à réhabiliter l'image du Général Antillais Alexandre Dumas, en vous adossant à des faits historiques, quelle différence faites-vous entre Récit et Roman national ?
Je ne m’occupe pas du roman national. J’ai tiré de l’oubli quelques grandes figures issues de l’esclavage qui ont injustement été occultées alors qu’elles ont participé à l’histoire de la France hexagonale. Et je continue. Le roman national les intégrera forcément un jour, si les falsificateurs et récupérateurs ne les en empêchent pas.
De fait, quelle est la responsabilité de l'artiste ?
La responsabilité de l’artiste est illimitée, comme sa liberté. En ce qui concerne le général Dumas, qui est un héros utile pour faire reculer le racisme, et prendre conscience de ses racines, liées à la traite et l’esclavage, il me semble que l’artiste a des devoirs particuliers. Surtout un artiste d’origine africaine qui devrait commencer par respecter l’histoire des Antillais, et ceux qui s’y sont consacrés, au lieu de vouloir se l’approprier brutalement et pour des raisons principalement mercantiles. L’ambition est légitime. Mais quand elle est déréglée, elle ne l’est plus.
Quel regard portez-vous sur la représentativité des noirs à l'écran en France ? Est-elle juste ou insuffisante ? Rôles positifs ou négatifs ?
J’ai un sérieux problème avec le terme « noir » qui est un fourre-tout gênant. On y mélange trop facilement les gens traumatisés par l’histoire de la traite et et de l’esclavage dont ils sont issus -tous plus ou moins métissés- et des Africains qui n’ont rien à voir avec cela et qui veulent s’approprier pour de mauvaises raisons une histoire qui n’est absolument pas la leur, sans parler du fait que l’Afrique a une part de responsabilité qu’il reste tabou d’évoquer. La couleur est un pavillon qui peut recouvrir toutes sortes de marchandises. Tout ce que je constate, c’est que les réalisatrices, réalisateurs, comédiennes, comédiens antillais sont systématiquement mis à l’écart en France. La plupart des comédiens ne survivent qu’en faisant du doublage, au mieux on les emploie dans le registre comique. Mon amie Euzhan Palcy, que j’ai aidée au CNC pour son premier film, a dû s’exiler aux États-Unis. Y a-t-il aujourd’hui une seule réalisatrice afro-antillaise à qui on donne sa chance, comme je l’ai fait pour Euzhan quand j’étais en situation de le faire à l’avance sur recettes ? Qui sont les Antillaises et Antillais dans les commissions d’aide au cinéma aujourd’hui ?
Vous dites et vous faites. Faut-il se plaindre ou agir en fabricant à l'instar de Melvin Van Peebles qui a repensé la place des noirs dans l'univers cinématographique en accordant des postes de production et de techniciens à la communauté noire ?
Je pense que j’agis en disant franchement les choses à l’occasion de l’affaire Ladj-Ly-Dumas. Elle démontre de façon éclatante le malaise qui gangrène le monde du cinéma français qui finalement est raciste et choisit ses champions au hasard, sur le critère de la couleur de peau, sans bien se soucier du talent. Cette affaire fera bouger les lignes, j’en suis sûr.
Qu'avez-vous pensé du film Monté Cristo sorti il y a quelques mois ?
Beaucoup de bien. Le film était très fédérateur, admirablement porté par Pierre Niney. Et derrière tout cela, l’histoire imaginée par l’Antillais Alexandre Dumas, qui est aussi une transcription de la captivité du général, son père, à Tarente. Mais je ne vois pas comment monter un film à gros budget sur un comédien métis français d’origine antillaise. En 1794, il y eut un général Dumas en France. En 2024, y a-t-il un comédien confirmé pour jouer son rôle ?
Quel est votre prochain projet ?
J’écris en ce moment un grand roman sur le général Dumas, qui fera quelque bruit, je crois.
Crédit photo Claude Ribbe : Agnès Caporal