Jean Jaurès, homme politique, homme lettré, homme d'engagements. Jean-Numa Ducange, raconte l’histoire du normalien, philosophe, professeur, député (à seulement 26 ans), brillant orateur, journaliste éclairé ou encore patriote internationaliste, Jaurès est incontestablement une figure emblématique de l’histoire française et européenne. Un regard renouvelé sur le célèbre leader de la gauche. Rencontre :
Comment avez-vous travaillé pour obtenir un Jean Jaurès inédit ?
Je ne trouvais pas vraiment de biographie qui rendait compte des multiples facettes du personnage : philosophe, historien, parlementaire, journaliste, personnalité française mais de plus en plus connue à l’échelle internationale… Les éditions Perrin m’ont vivement encouragé à aller plus loin et, parallèlement, j’ai découvert de nombreuses archives peu utilisées voire inédites sur lui. Nous n’avons pas d’archives Jaurès mais on peut reconstituer des éléments peu connus de sa trajectoires grâce auxdites archives. J’ai notamment pu explorer des fonds récemment découverts de dirigeants de l’époque : le fonds Pierre Renaudel (retrouvé et déposé à la Fondation Jean-Jaurès) qui fut longtemps le bras droit de Jaurès, celui de la famille de Jules Guesde (son « camarade », mais aussi son adversaire au sein du Parti socialiste), des archives allemande et russe qui proposent un regard intéressant sur l’étranger et enfin (sans exclusive) de nombreux rapports de police qui le suivent à la trace. Et parallèlement je lisais beaucoup les contemporains de Jaurès, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. A partir de là, j’ai voulu écrire un portrait neuf et singulier pour que le public puisse mieux connaître ce personnage tant cité, mais finalement peu connu dans le détail…
Jaurès était un lettré. Un philosophe, historien et spécialiste des questions militaires. Il était davantage qu'un homme politique ?
Au bout du compte il a été avant tout un homme politique ; il passe un temps très important au parlement (il est député du Tarn), dans les meetings ou les congrès socialistes. Mais c’est un choix qu’il a parfois du mal à assumer car, en effet, c’est un agrégé de philosophie, docteur dans cette discipline. Enfin, passionné par les questions militaires (à part son père, tous les hommes dans sa famille sont des militaires), il rédige un vaste ouvrage, l’Armée nouvelle, où il propose une réforme de l’armée dans un sens socialiste et pacifiste. En reconstituant sa vie, on voit bien qu’il cherche un peu d’espace tout le temps pour, dès qu’il le peut, écrire des articles fouillés et des ouvrages. C’est un intellectuel engagé en politique, qui cherche en permanence à nourrir sa réflexion et à la justifier en allant chercher des références dans l’histoire et la philosophie. Quand même, sa plus grande œuvre, c’est un livre d’histoire ! Il lance un vaste projet d’une « Histoire socialiste de la France contemporaine » à laquelle il associe d’autres dirigeants socialistes. Il rédige les premiers volumes dédiés à la Révolution française, au sujet de laquelle il développe des éléments pour l’époque tout à fait nouveau (intérêt pour les causes économiques de la révolution, pour l’histoire des mouvements populaires). Avec le recul un tel activisme politique lié à une activité intellectuelle intense ne peut que susciter l’admiration.
Pourquoi Raoul Villain, l'assassin de Jaurès, est acquitté le 29 mars 1919 ?
C’est le résultat d’un procès fortement animé, dans un contexte politique précis, qu’il faut rappeler, sans quoi on ne comprend pas ce qui peut nous apparaître en 2024 comme une aberration et une injustice. Mais en 1919, nous sommes dans la France du « Bloc national », gouvernée par une majorité très à droite qui célèbre glorieusement la victoire du pays contre l’Allemagne. Dans cette ambiance, sauf dans une France de gauche pro-socialiste alors minoritaire, ce n’est pas l’heure de célébrer Jaurès. Ce dernier a été antimilitariste, pacifiste, a noué des liens durables (même si conflictuels) avec ses amis socialistes allemands pour empêcher la guerre. Ses ennemis l’appelaient « Herr Jaurès » (« Monsieur Jaurès » en allemand). Bref, pour certain c’est un traitre. Beaucoup de gens en 1919 pensent qu’il aurait plutôt été un fauteur de troubles à l’été 1914 qu’un homme politique utile pour le pays. L’avocat de Vilain (un certain Zévaès, socialiste qui avait un temps frayé avec Jaurès… mais qui a connu une trajectoire sinueuse : il sera vichyste puis communiste ensuite !!!) affirme sans détour à l’issue du procès :
« Le crime de Villain, c’est un crime de l’avant-guerre, un crime de l’époque troublée […] l’époque du déchaînement de la propagande antimilitariste […]. Mais depuis, Messieurs, il y a eu le surgissement prodigieux de toutes les énergies nationales contre l’envahisseur, l’union sacrée et féconde de tous les cœurs, de tous les esprits, de toutes les volontés. D’un mot il y a eu la victoire ».
On ne saurait être plus clair ! Après la situation se retournera progressivement. La panthéonisation de Jaurès par le cartel des gauches en novembre 1924 est conflictuelle, mais elle est bien là, et change la donne. Elle permet d’amorcer un mouvement de réhabilitation nationale qui sera progressif, mais réel ensuite. Vilain deviendra alors progressivement un symbole honni.
Beaucoup en politique se réclament de lui. La gauche socialiste pensée par Jaurès et la laïcité… ont-elle quelque chose à voir avec celle d'aujourd'hui ?
Oui, des fractions de la gauche continuent en un sens à porter au moins une partie de son message. Lorsque l’on évoque la question sociale, une meilleure répartition des richesses, une attention aux plus modestes, etc. Il y a du Jaurès là-dedans, incontestablement. Une autre l’a en revanche soigneusement sabordé. Je pense notamment à la question de l’antisémitisme et de la laïcité. Certains à gauche rivalisent d’attaques contre la laïcité, la jugeant désormais inopérante, discriminatoire, etc. La même chose pour la République. Jaurès aurait probablement été outré de cette gauche qui, au demeurant, existait déjà à son époque…. Laïcité, République, lutte contre l’antisémitisme ? Des préoccupations de « bourgeois » loin de la lutte de classes lui disaient déjà certains de ses adversaires ! Mais d’un autre côté difficile de voir les sociaux-démocrates d’aujourd’hui comme les héritiers de Jaurès, car ils ne parlent pas non plus la même langue que lui sur d’autres points (la question sociale, notamment) : Jaurès, c’est la République, mais aussi une certaine vision du monde où les oppositions entre les classes sociales ont leur place. Bref, Mélenchon comme Hollande ne semblent pas s’imposer comme les héritiers de Jaurès, loin de là, même si chacun est libre d’y puiser ce qu’il veut… Au moins en le citant certains auront la curiosité de savoir qui était vraiment Jaurès. Et justement notre tribun a toujours cherché à articuler une analyse marxisante des rapports de force dans la société (pour lui, la lutte des classes, ça existe) avec une dimension morale, qui tienne compte de la défense des individus. Donc il y a un peu de Jaurès partout à gauche… mais quand même surtout nulle part si on prend Jaurès comme un tout !
Quelle autre figure politique homme ou femme, morte ou vivante, vous intéresse ?
Avant Jaurès, j’avais écrit des biographies de Jules Guesde (A. Colin, 2017) et de Rosa Luxemburg (Calype, 2023) et bien d’autres figures de la gauche m’intéressent, des plus connues (je pense à Léon Blum) à des femmes plus confidentielles comme Clara Zetkin. On a oublié cette dernière aujourd’hui mais elle a contribué par exemple aux premiers mouvements ouvriers féminins à l’échelle internationale, ce n’est pas rien. Au rang des plus connus, je crois qu’il est indispensable de connaître les principaux dirigeants de la révolution russe de 1917, qui a largement déterminé nombre d’événements au vingtième siècle. Au-delà il existe un vaste éventail de personnalités qui m’intéressent mais actuellement je porte un regard plus particulier sur les individus qui ont fait l’effort intellectuel et politique de lire les textes et œuvres de personnes qui sont à l’opposé de leurs convictions, mais dont on estime qu’il est indispensable de les connaître pour approfondir sa propre pensée. C’est une démarche, soit dit en passant, qui se situe dans la continuité de Jaurès. Ce dernier bien sûr est avant tout concerné par ce qui se passe à gauche (et comme politique il est confronté en permanence aux questions d’alliance, etc.), y compris intellectuellement parlant. Mais il regarde aussi ce que font et ce qu’écrivent Barrès et Maurras, pour ne prendre que deux figures emblématiques à l’extrême opposé de ses convictions. Il cherche à les comprendre au-delà des anathèmes idéologiques. Quelques décennies plus tard, à droite, parmi les grandes figures qui étaient vigoureusement anti-socialistes et anticommunistes quelqu’un comme Raymond Aron a passé une partie non négligeable de son temps à réfuter Marx et les marxistes en les lisant de près. C’était certes une sorte de passage obligé à son époque (années 1950-1970) mais lui l’a fait avec une attention et un talent intellectuel tout particulier ; une démarche aux antipodes des anathèmes caricaturaux de toute part que l’on peut lire aujourd’hui où les invectives prennent souvent le pas sur les arguments rationnels.… Il y a eu, à gauche comme à droite, des figures moins connues qui ont eu une démarche similaire. Et c’est me semble-t-il un critère important pour retenir l’attention.