Tristane Banon - Les faux sauveurs : "Les violences infligées aux enfants sont au fondement de bien des schémas destructeurs. La situation est grave en France, et nous avons les ressources pour y faire face"

Par
Yasmina Jaafar
26 mars 2025

Tristane Banon publie "Les faux sauveurs" dans une nouvelle collection dirigée par Nora Bussigny pour les éditions de L'Observatoire. Journaliste pour Franc-Tireur, Tristane Banon développe une enquête proposée par l'hebdomadaire. Une belle idée pour en savoir davantage sur le traitement accordé aux mineurs en matière de protection. Le document est cash comme l'auteure, fouillé et nécessaire. Rencontre :

Comment et quand est née votre enquête sur les violences faites aux enfants ?

Tout part d’une enquête que j’ai réalisée pour Franc-Tireur en mai 2024. Comme beaucoup, j’avais vu passer dans les médias l’appel de ces personnalités qui réclamaient à corps et à cri le retour du juge Édouard Durand à la tête de la Ciivise, la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme, qui avait l’air investi et efficace, avait été écarté d’une organisation qu’il avait contribué à créer et qui semblait fonctionner parfaitement. J’ai découvert qu’il y avait des raisons à ce départ forcé, et qu’au-delà du Juge Durand, c’était tout un système qui dysfonctionnait. Cette enquête a fait comme la boîte de Pandore. À sa sortie, les langues se sont déliées, les témoignages ont afflué, et j’ai découvert quantité de gens extraordinaires et qui, dans l’ombre, dévouent leur vie à la protection de l’enfant. Ils ont des idées, et l’envie de faire changer les choses. Or, ça n’est pas un petit sujet, la protection de l’enfant. Un enfant maltraité sera un adulte abîmé… les violences infligées aux enfants sont au fondement de bien des schémas destructeurs. Il faut entendre ceux qui luttent vraiment pour prévenir le danger, car la situation est grave en France, et nous avons les ressources pour y faire face. Il faut une refonte systémique. C’est aussi par volonté de rendre hommage à ceux qui continuent de lutter dans l’ombre, et qui enragent des sabotages qu’ils observent, que j’ai voulu écrire ce livre. 

À LIRE AUSSI : Nora Bussigny dirige une nouvelle collection d’enquête : "L'enquête reste intemporelle. Ces ouvrages ne dépasseront pas les 120 pages, permettant un prix accessible pour le lecteur"

En effet, vous écrivez "Face au réel, notre système est mis en échec. L’urgence est à la refonte systémique". Quelle est, selon vous, la première action étatique urgente à mettre en place ?

Il faut sortir de l’ultra-personnification de lutte. Trouver des visages, en faire des hérauts et se dire qu’on a ainsi réglé le problème parce qu’on en parle dans les médias et que les représentants de la cause sont populaires, c’est mentir et se mentir. Et parfois saboter l’action en pensant la faire avancer, comme je l’explique dans mon livre. Ce que je défends, et que j’explique, c’est la nécessité d’un ministère de l’enfant de plein exercice. Avec un budget, évidemment, mais pas seulement. Un ministère, c’est aussi une méthodologie de travail, la possibilité de faire appel à des consultants, de travailler en pluridisciplinarité, de faire de la prévention sans entraves internes à l’administration, ni crainte des réactions conservatrice ou réactionnaires des uns ou des autres parmi la population. Il faut former, et former encore. Former les magistrats, faire appel à des pédopsychiatres. Essayer des choses, en réussir et en rater, mais agir vraiment. Et objectiver la situation, avoir des chiffres précis et une cartographie détaillée. Plein de choses encore. Il faut écouter les bonnes personnes. Tout est là.

Judith Godrèche n'a pas souhaité répondre à vos questions alors qu'elle se bat pour dénoncer les violences sexuelles sur mineurs. Qu'attendiez-vous de l'actrice-militante ? 

Pas grand chose, elle a déjà fait beaucoup en parlant de sa propre histoire qui raconte une époque et des silences coupables. Je n’en veux pas à Judith Godrèche de s’être tu à des moments où la lutte pour la prévention à l’école avait besoin que des voix s’élèvent, j’explique juste ce que ce silence raconte. On ne peut pas se satisfaire d’avoir des visages qui, in fine, se retrouvent prisonniers de leur position de figure médiatique et populaire. Lutter contre les violences faites aux mineurs est complexe, et demande de s’opposer à bien des blocages. C’est un combat qui vous rend forcément impopulaire auprès d’une partie non-négligeable de la population. Si vous voulez être aimé, alors il faut faire autre chose. Ou adopter des discours simplistes et inutiles. Quand vous entrez dans le dur du sujet et dans la complexité des choses, quand vous devenez véritablement efficace en fait, alors vous faites une croix sur l’ultra-popularité. Vous savez, le premier frein à la prévention à l’école, ce sont les familles françaises elles-mêmes. 

"Les faux sauveurs sont ceux qui composent le système et dont l’intérêt premier n’est qu’exceptionnellement celui de l’enfant".

Au terme d'un an d'enquête, qui sont les héros et qui sont les faux sauveurs ? 

Les héros, ce sont ceux qui continuent de se battre alors que le système fait tout pour les décourager. Ce sont ceux dont vous ne savez pas toujours les noms, mais qui se lèvent avec l’envie de lutter contre les violences faites aux enfants sans manichéisme, sans se contenter de dire que l’État est pourri et les juges vendus. Ce sont ceux qui acceptent que tout est toujours plus compliqué qu’il n’y paraît. Ce sont ceux qui ne veulent pas être célèbres, mais efficaces. Dans mon livre, je raconte l’histoire de Steffy Alexandrian. Un bout de son histoire, et de sa lutte. Steffy Alexandrian, c’est une intelligence rare et un discernement à toute épreuve. Elle sait la complexité du problème, elle l’a vécu dans sa chair, y a laissé deux frères, une mère et toute son innocence. Mais elle a pris de la hauteur. Elle croit en la justice et veut la faire avancer. Elle est à la tête de deux associations, qu’elle a créées, et poursuit des études de droit. La cause gagnerait à s’appuyer sur des gens comme elle. J’en ai rencontré plusieurs pour ce livre. Ils sont remarquables. Les faux sauveurs sont ceux qui composent le système et dont l’intérêt premier n’est qu’exceptionnellement celui de l’enfant. Ils sont nettement moins remarquables, mais ils ont l’accès aux médias. 

Un mot sur les enfants en situation de handicap ? Est-ce un angle mort que vous avez tenu à montrer, chiffres à l'appui ?

C’est un angle mort, et insupportable. C’est aussi ce que raconte ce livre. Aujourd’hui, un enfant en situation de handicap a près de trois fois plus de chances qu’un autre de subir des violences. À quoi sert de s’émerveiller sur les jeux paralympiques 2024, d’en faire des tonnes et de promettre l’inclusion, si on ne commence pas par protéger les enfants handicapés. La violence en institution, c’est un scandale. Et un secret de polichinelle. Mais les handicapés, ce sont beaucoup de gens qui ne parlent pas, ou qu’on n’écoute pas. 

Quid des enfants ultra marins ? 

Un autre scandale. Mais c’est loin, et pas très intéressant médiatiquement. Et puis il y a de nombreux blocages qui vous rendent impopulaires si vous vous décidez à attaquer le problème de front. Vous allez vous apposer à la tradition, à la religion, à la pauvreté. Ça n’est pas sexy comme feuille de route. 

Les français semblent de plus en plus attirés par les formats longs d'enquête. La nouvelle collection dirigée par Nora Bussigny répond donc à cet intérêt grandissant ? 

Nora Bussigny est une enquêtrice remarquable. C’est le point de départ. Pour moi, l’une des meilleurs que compte le pays. Alors elle a très vite vu l’attrait des lecteurs pour la vérité. Car quand on parle d’enquête, c’est de cela dont on parle, de vérité. De là, travaillant dans la presse, elle sait que toute enquête publiée dans un journal, et donc astreint à des limites éditoriales et de longueur, cache une version longue, et un après. Cette collection, c’est l’envers du décor, ce que le lecteur ne sait pas quand il lit le papier en kiosque. C’est ce qui n’a pas paru, et c’est l’après, et les nouvelles vérités qui en découlent. En fait, cette collection pourrait s’appeler « Extension du domaine de l’enquête ». Je ne sais pas si elle est promise à un intérêt grandissant, on ne peut jamais présumer de l’intérêt des lecteurs, mais elle est promise à être le lieu de l’émergence de vérités indicibles autrement. 

Quant à vous, que vous reste-t-il de l'enfance ? 

L’envie de protéger celle des autres. Mon premier roman traitait de l’enfance maltraitée, c’était il y a vingt ans et ça s’appelait « J’ai oublié de la tuer ». Il n’y a pas de hasard dit-on. 

Du même auteur...

Mais aussi...

LA RUCHE MEDIA
40 rue des Blancs Manteaux
75004 Paris
Contact
Yasmina Jaafar
Productrice, journaliste, fondatrice du site laruchemedia.com et de la société de production LA RUCHE MEDIA Prod, j'ai une tendresse particulière pour la liberté et l'esprit critique. 

Et puisque la liberté n’est possible que s’il y a accès à l’instruction, il faut du temps, des instants et de la nuance pour accéder à ce savoir.
magnifiercrossmenu linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram
Tweetez
Partagez
Partagez